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Les définitions et les caractéristiques de la réflexivité

CHAPITRE 2: RECENSION DES ÉCRITS

2.2. Le concept de réflexivité dans la science infirmière

2.2.2. Les définitions et les caractéristiques de la réflexivité

Au cours des deux dernières décades, les écrits empiriques et théoriques sur la réflexion dans le domaine de l’éducation, la gestion et la pratique infirmière se sont considérablement multipliés. L’intérêt s’est aussi manifesté de façon évidente (i) dans de nombreuses politiques des fournisseurs de services qui soutiennent le développement de la pratique réflexive (Malin, 2000), (ii) dans des programmes éducationnels qui promeuvent la réflexion en la considérant comme l’une des compétences centrales dans le développement des étudiants (Davies et Sharp, 2000; Glaze, 2001; Liimatainen, Poskiparta, Karhila et Sjogren, 2001) et (iii) dans le Personal Professionnal Profile de

UKCC (United Kingdom Central Council for Nursing, Midwifery and Health Visiting, 1997), The Honor Society of Nursing (Sigma Teta Tau Internationl, 2005) et le CON (College of Nurses of Ontario, 1999) en considérant la réflexion comme l’un des éléments clés pour le développement professionnel (Ashby, 2006; Gustafsson et Fagerberg, 2004; Timmins, 2006).

Quelques auteurs ont exploré les différentes définitions, les caractéristiques, les bénéfices et les problèmes d’une pratique basée sur la réflexion (Atkins et Murphy, 1993; Clarke, 1986; Conway, 1994; Cotton, 2001; Duffy, 2007; Gustafsson et al., 2007; Hagland, 1998; Hannigan, 2001; Heath, 1998a, 1998b; Johns, 2005; Kim, 1999; Taylor, 2000; Teekman, 2000) alors que d’autres ont étudié leur implantation dans des unités de soins (Degerhammar et Wade, 1991; Delgado et al., 2001; Kerr, 1996; Kite, 1995; Lau et Chan, 2005; Mantzoukas et Jasper, 2004; Peden-McAlpine et al., 2005; Taylor, 2001; Zaforteza et al., 2004) et dans l’éducation et la formation infirmière (Lowe et al., 2007; Murphy et Timmins, 2009). Étant donné la grande quantité d’écrits, nous avons décidé de choisir un modèle d’analyse de concept qui a permis d’unifier l’analyse tout en le rendant plus concis. Nous avons donc utilisé quelques principes de l’approche d’analyse de concept de Rodgers (1989, 2000) pour analyser le concept de réflexivité dans les écrits infirmiers. Rodgers signale que pour faire une analyse de concept, on doit examiner les différentes définitions et les caractéristiques du concept, les événements jugés préalables au développement du concept et les conséquences dérivées du concept (2000). En analysant ces aspects dans les écrits, nous constatons que la plupart du temps, lorsqu’on utilise le concept de réflexivité ou de réflexion dans le contexte de la pratique infirmière, le concept de pratique réflexive apparaît comme synonyme. Ensuite, plusieurs cadres théoriques ont été utilisés (Freire, 1972; Mezirow, 1981; Schön, 1994, 1996b) encore que la théorie de Schön est davantage présente dans les écrits infirmiers. Finalement, la pratique réflexive a été inscrite dans plusieurs paradigmes: le paradigme constructiviste où l’on reconnaît que plusieurs réalités sont socialement construites, le paradigme de la critique sociale où l’émancipation et le changement sont centraux et le paradigme participatif où l’on

considère les praticiens comme co-chercheurs (Lincoln et Guba, 2000). Toutefois, il ne semble pas y avoir une différence très claire entre les écrits qui adhèrent à un paradigme ou à un autre. Comme suggère Kinsella (2010), l’analyse épistémologique de la pratique réflexive permet d’affirmer le manque de clarté conceptuel sur ce concept. À partir de ces faits, d’abondantes définitions sur la réflexion ont été élaborées.

Tout d’abord, Johns et Hardy (1998) définissent la réflexion comme un processus délibéré de déconstruction afin d’essayer de comprendre et d’apprendre par l’expérience, avec l’intention de développer une réponse intuitive. C’est ainsi qu’à travers la réflexion, le praticien peut voir le monde différemment et en s’appuyant sur ces nouveaux insights, il peut réagir et soigner autrement. Le manque de réflexion encourage donc des approches stéréotypées et sans imagination, en concordance avec la pratique « normale ». La réflexion est transformation, une transformation des croyances, des valeurs, des actions, de la pensée et, en définitive, des savoirs (Johns, 1998b).

La réflexion a aussi été définie comme un processus conscient par lequel on analyse les conceptions et les savoirs aussi bien que le contexte dans lequel la pratique spécifique s’est développée et ceci, à partir de ce qui s’est produit par rapport à la pensée, aux sentiments, aux actions et aux croyances. La réflexion comporte donc le fait de regarder en arrière de façon intentionnelle en se centrant sur la situation et ce qui s’est produit (Kim, 1999).

Taylor (2000), en se basant sur la théorie de Habermas (1976) a mis en catégories les conceptualisations du concept de réflexion selon le type de savoir qu’ils impliquent et les intérêts de la pratique qu’ils représentent. Pour cette auteure, il existe trois types de réflexion: la réflexion technique fondée sur le paradigme empirique-analytique et qui s’intéresse à l’apprentissage individuel pour contrôler et dominer la pratique; la réflexion pratique fondée sur le paradigme constructiviste et qui se préoccupe de faire avancer la compréhension des significations; et la réflexion émancipatrice qui s’appuie sur le

paradigme critique et s’intéresse à la recherche de la libération des personnes de la domination des structures sociales/institutionnelles et des fausses idéologies.

Pour Johns (2000, 2004), la réflexion est une fenêtre à travers laquelle le praticien peut regarder et focaliser lui-même à partir de ses propres expériences vécues afin d’être capable de confronter, de comprendre et de travailler, en vue de résoudre les contradictions de sa pratique; la réflexion permet de comparer la pratique idéale à la pratique réelle. Cet auteur a décrit les dix «C» (ou caractéristiques) de la réflexion dans la pratique: (1) Compromis: accepter les responsabilités, être ouvert, avoir de la curiosité et de la bonne volonté pour changer les voies normatives afin de répondre aux situations; (2) Contradiction: montrer et comprendre la contradiction entre la pratique désirable et la pratique réelle; (3) Conflit: plus le conflit est relié à la contradiction, plus la personne adoptera une action appropriée; (4) Défi et appui (Challenge and support): en confrontant les attitudes normatives, les croyances et les actions du praticien dans un sens où elles ne menacent pas le praticien; (5) Catharsis: travailler des sentiments négatifs; (6) Création: se déplacer au-delà de l’individu pour voir et comprendre de nouvelles façons de voir et de répondre à la pratique; (7) Connexion: en mettant en lien de nouveaux insights dans le monde réel de la pratique et en appréciant la temporalité de l’expérience en tout temps; (8)

Caring: réaliser une pratique souhaitable dans la réalité de tous les jours; (9) Congruence:

se voir soi-même afin de développer davantage le caring; et (10) Construire un knowing personnel dans la pratique: tissage d’un savoir personnel avec la théorie existante appropriée, en construisant le savoir.

Les caractéristiques de la réflexion ressorties de l’analyse des écrits infirmiers ont donc été les suivantes: processus conscient et volontaire (Clarke, 1986; Conway, 1994; Hagland, 1998; Jarvis, 1992; Kim, 1999; Newell, 1994; Reid, 1993; Teekman, 2000; Thorpe et Barsky, 2001), l’examen ou l’analyse (Heath, 1998b; Kim, 1999; Reid, 1993), la pratique (Hagland, 1998; Heath, 1998a; Reid, 1993; Schön, 1994, 1996a), l’art (Conway, 1994; Heath, 1998b; Newell, 1994, Schön, 1994), les savoirs tacites (Conway, 1994;

Heath, 1998b; Schön, 1994) et les apprentissages (Hagland, 1998; Reid, 1993; Smith, 1998; Teekman, 2000).

Les événements jugés préalables au développement d’une réflexion dans la pratique ont été les suivants: un problème (Conway, 1994; Taylor, 2001) ou un incident inusité (Hagland, 1998) ou un incident critique (Heath, 1998b; McBrien, 2007) et l’expertise (Conway, 1994; Hagland, 1998; Newell, 1994; Taylor, 2001; Teekman, 2000). Finalement, les conséquences d’une réflexion dans la pratique les plus souvent rapportées ont été les suivantes: le développement professionnel (Ashby, 2006; Conway, 1994; Gustafsson et Fagerberg, 2004; Hagland, 1998; Timmins, 2006), le développement d’habiletés pratiques (Conway, 1994; Hagland, 1998; Heath, 1998a), le développement des savoirs pratiques ou encastrées (Conway, 1994; Heath, 1998a; Kim, 1999; Newell, 1994; Mackintosh, 1998; Nicholl et Higgins, 2004), l’émergence des théories dans l’action (Conway, 1994; Clarke, 1986; Newell, 1994; Schön, 1994), l’accroissement de la qualité des soins (Duffi, 2007; Hagland, 1998; Newell, 1994; Rafferty et al., 1996; Taylor, 2001) et une plus grande compréhension de la pratique et du contexte (Gustafsson et Fagerberg, 2004; Teekman, 2000; Hagland, 1998; Heath, 1998b).

Plusieurs questionnements découlent de cette analyse. Premièrement, nous nous interrogeons sur les antécédents: la présence d’un problème, d’un incident inusité ou d’un incident critique et le fait que les infirmières doivent avoir un degré élevé d’expertise pour pouvoir réfléchir dans la pratique. Il semble que ces antécédents datent de l’époque où l’intérêt des acteurs s’est manifesté envers le concept de réflexion dans la pratique professionnelle (les premières publications de Schön ont eu lieu entre les années 1983 à 1987) mais qu’aujourd’hui il faut remettre en question et, à nouveau, discuter à ce sujet avec nos collègues. Comme le signalent avec raison quelques auteurs, la réflexion dans la pratique devrait également être utilisée dans des situations quotidiennes car ceci permettrait d’identifier pourquoi elles se sont bien vécues et de connaître le savoir incorporé à cette pratique (Heath, 1998b; Kim, 1999). En ce sens, dans l’étude de Delgado (2000), les infirmières travaillant auprès des patients hospitalisés dans une unité de soins

intensifs ont réfléchi sur le quotidien de leur pratique, ce que leur a permis d’être plus conscientes de ce qu’elles faisaient réellement et de rechercher des solutions. C’est ainsi que toutes les expériences, et en particulier les expériences quotidiennes, devraient être considérées comme de possibles précurseurs de la réflexion (Wilkinson, 1999).

En second lieu, la réflexion dans la pratique ou la pratique réflexive est normalement présentée dans les écrits par une élite ou par des infirmières expertes (Hagland, 1998; Taylor, 2001; Teekman, 2000). Dans l’étude de Delgado (2000) sur la réflexion en cours d’action, les infirmières travaillant aux soins intensifs avaient différents degrés d’expertise et elles n’ont manifesté ni difficulté ni manque d’habilité pour faire cette réflexion sur leur pratique quotidienne.

Finalement, nous croyons qu’on devrait cesser de penser que la pratique réflexive n’est qu’un processus individuel, comme une façon d’introspection, moi avec moi-même (comme le signalait Bourdieu); elle est aussi un processus collectif. Comme d’autres auteurs (Johns, 1999; Kim, 1999; Morgan et Johns, 2005), nous considérons que les infirmières moins expertes peuvent davantage apprendre, si nécessaire, non seulement le processus réflexif mais aussi par le biais des jugements des infirmières les plus expertes, en produisant irrémédiablement des savoirs collectifs.