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Les conséquences juridiques de l’évangélisation

La composante religieuse

I.3 Unité de religion : Interdiction du protestantisme

I.3.5 Les conséquences juridiques de l’évangélisation

La conversion des peuples autochtones au catholicisme fait non seulement partie de la politique religieuse de l’Empire français, mais elle a aussi une uti-lité juridique. Au XVIIesiècle, la religion est intimement liée à la citoyenneté.

Lorsque nous abordons les écrits des missionnaires, nous constatons que la plupart d’entre eux n’effectuent aucune différence entre la religion et la loi.

En 1634, le Jésuite Paul Le Jeune écrit à propos des Montagnais :

«[…] tout cela ne se trouve point dans la bouche des Sauvages n’ayans ny vraye religion ny connoissance des vertus, ny police, ny gouvernement, ny Royaume, ny Republique […] »229.

Ces quelques mots démontrent l’amalgame français entre religion, catholi-cisme et loi. Paul Le Jeune reconnaît que les Montagnais ont une forme de croyance. Il connaît bien ce peuple pour avoir vécu avec lui et se rend compte, ainsi qu’il l’atteste à plusieurs reprises dans sesRelations, que ces Amé-rindiens ont des croyances religieuses qui leur sont propres. Pourtant, les croyances des Montagnais ne sont pas assimilées à une religion. Le fait que les autochtones ne pratiquent pas leur religion à la manière des catholiques amène Paul Le Jeune à affirmer qu’ils n’en possèdent aucune. Pour cet au-teur comme pour les autres religieux, toute croyance qui n’est pas catholique n’est pas une religion. LesRelationssont donc truffées de descriptions des croyances amérindiennes suivies de l’assertion selon laquelle ces peuples n’ont aucune religion. Une année plus tard, en 1635, le père Breboeuf, égale-ment missionnaire jésuite résume bien la dichotomie présente dans la pensée des XVIIeet XVIIIesiècles français au sujet de la religion :

« Il est si clair et si evident, qu’il est une Divinité qui a fait le Ciel et la terre, que nos Hurons ne la peuvent entierement mécognoistre. Et quoy qu’ils ayent les yeux de l’esprit fort obscurcis des tenebres d’une longue ignorance, de leurs vices et pechez, si est-ce qu’ils en voyent quelque chose. Mais ils se méprennent lourdement, et ayant la cognoissance

229 Le Jeune, Paul,Relations des Jésuites contenant ce qui s’est passé de plus remarquable dans les missions des pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle-France, année 1634, p. 48.

de Dieu, ils ne luy rendent pas l’honneur, ny l’amour, ny le service qu’il convient : car ils n’ont ny Temples, ny Prestres, ny Festes, ny ceremonies aucunes. »230

Les ethnologues et historiens231attestent aujourd’hui l’existence d’une reli-gion chez les Hurons ainsi que de diverses manifestations publiques de cette religion. Pour les Français du XVIIesiècle, ces manifestations sont trop diffé-rentes des rites du catholicisme. Cette différence mène les religieux à affir-mer qu’il ne s’agit pas d’une religion.

Cette idée d’absence de religion est à relier avec l’absence de loi. Lorsqu’ils ne sont pas chrétiens, les peuples autochtones n’ont pas non plus de loi. La loi étant liée à la religion, et la seule religion valable étant le catholicisme, les « bonnes » lois ne peuvent être que françaises. Ainsi, Chrestien Le Clercq, l’un des premiers historiens de la Nouvelle-France, appartenant à l’ordre des Récollets, fait part de l’idée maintes fois reprise par les Français au cours de son siècle selon laquelle les Amérindiens sont « sans foi, ni loi, ni roi » parce qu’ils ne sont pas convertis au christianisme et ne sont donc pas encore sujets du roi de France :

« Gens sans subordination, sans loy, & sans aucune forme de gouverne-ment, ny de Police, grossiers en matiere de Religion, fins & rusez pour le commerce & leur profit, mais superstitieux jusqu’à l’exces. »232

Si la foi et la loi vont de pair dans l’Empire français, certains auteurs acceptent toutefois de reconnaître que des nations puissent appliquer des lois et pro-fesser des religions différentes. Ainsi, le Jésuite Poisson, missionnaire en

230 Breboeuf, Jean de,Relations des Jésuites contenant ce qui s’est passé de plus remarquable dans les missions des pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle-France, année 1635, p. 34.

231 Trigger, Bruce, G., Les Indiens, la fourrure et les Blancs: Français et Amérindiens en Amérique du Nord; White, Richard,The Middle Ground: Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815, Dickason, Olive Patricia,Canada’s First Nations: a History of Founding Peoples from Earliest Times; Richter, Daniel K.,The Ordeal of the Long-house: the Peoples of the Iroquois League in the Era of European Colonization; Beaulieu, Alain,Convertir les fils de Caïn: Jésuites et Amérindiens nomades en Nouvelle-France, 1632-1642; Jaenen, Cornelius, J., «American Views of French Culture in the Seventeenth Cen-tury».

232 Le Clercq, Chrestien,Etablissement de la foy dans la Nouvelle France […], vol. 1, pp. 95-96.

Louisiane au début du XVIIIesiècle, reconnaît que les Natchez ont une reli-gion et des lois. Puisque leurs croyances se manifestent par des cérémonies publiques, celles-ci sont assimilées à une forme de religion. Et comme une religion est reconnue à ce peuple, le père Poisson lui reconnaît également l’existence de loi, l’une ne pouvant aller sans l’autre :

« Le village est éloigné d’une lieur des François : c’est la seule, ou presque la seule Nation où l’on voit une espece de gouvernement &

de Religion. Ils entretiennent un feu perpétuel, & ils sçavent par tradi-tion que s’il venoit à s’éteindre, il faudroit l’aller allumer chez les Toni-cas. »233

Cependant, la reconnaissance de lois qui ne sont pas françaises auprès d’une nation autochtone est relativement rare dans la littérature missionnaire de l’Empire français. Ce type de remarque émerge principalement à la fin du XVIIesiècle et au début du XVIIIesiècle, à une époque où les missionnaires connaissent mieux les peuples auxquels ils ont affaire. À cette période, les re-ligieux effectuent une classification des peuples autochtones. Ils considèrent comme supérieurs et susceptibles de posséder des lois ceux dont le mode de vie est plus proche des Français.

Toujours au début du XVIIIesiècle, Lafitau, missionnaire jésuite, écrit un ou-vrage dans lequel il tente de prouver que les Amérindiens ont une religion proche de celle que pratiquaient les ancêtres des catholiques dans l’Antiqui-té. Le fait de reconnaître à des peuples une forme de religion, implique, pour les Français, la reconnaissance d’une forme de gouvernement et de lois. À l’appui de son propos sur la religion de tribus amérindiennes, Lafitau énonce :

« On n’a pas fait une moindre injustice aux Sauvages de l’Amerique, en les faisant passer pour des Barbares sans loix & sans police, qu’en di-sant, qu’ils n’avoient aucun sentiment de Religion, & qu’on n’en trou-voit chez eux aucun vestige. Chaque Nation a sa forme de Gouverne-ment. »234

233 Poisson,Lettres édifiantes et curieuses, écrites des missions étrangères, vol. 6, p. 412.

234 Lafitau, Joseph-François,Mœurs des sauvages ameriquains comparées aux mœurs des pre-miers temps, vol. 1, p. 456.

Par ces termes, Lafitau reconnaît que les tribus amérindiennes sont des na-tions avec leur propre gouvernement. Si cette assertion a des conséquences que nous observerons dans notre chapitre dédié à la composante juridique, elle contribue également à affirmer la spécificité française qui considère la religion et la nationalité comme un tout. Si la religion n’est pas catholique, la nationalité n’est pas française.

Nous constatons, à la lecture des différents textes de missionnaires235, que beaucoup d’entre eux ne sont pas à l’aise avec la notion de religion et de natio-nalité. Au fur et à mesure de l’avancée des années et du contact plus marqué avec les peuples autochtones des colonies, les missionnaires se font une meilleure idée de leurs coutumes et de leur religion. Beaucoup d’entre eux reconnaissent d’abord qu’ils ont des croyances et une religion, certes diffé-rentes du catholicisme, mais, paradoxalement, l’obligation de lier nationalité française et religion les amène, dans un deuxième temps, à affirmer que les autochtones n’ont ni religion, ni lois, ni gouvernement.

La raison pour laquelle les missionnaires se conforment à la règle selon la-quelle la nationalité et la religion sont liées est à rechercher dans lecorpus juridique permettant la création des colonies. Les lettres patentes publiées en vue de l’établissement d’une compagnie commerciale ou d’une colonie royale sur les nouvelles terres affirment toutes le principe contenu à l’art. 17 des ar-ticles accordés en 1629 par le roi à la compagnie de la Nouvelle-France :

« Ordonnera Sa Majesté que les descendans des François qui s’habitue-ront audit pays, ensemble les Sauvages qui ses’habitue-ront amenez à la cognois-sance de la foy & en feront profession, seront censez & reputez naturels

235 Relations des Jésuites contenant ce qui s’est passé de plus remarquable dans les missions des pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle-France, 1611-1672 ;Lettres édifiantes et curieuses, écrites des missions étrangères; Le Clercq, Chrestien,Etablissement de la foy dans la Nouvelle France […]; L’incarnation, Marie de,Lettres de la vénérable mère Marie de l’Incarnation première supérieure des Ursulines de la Nouvelle France ;Abbeville, Claude d’,Histoire de la mission des pères capucins en l’isle de Maragnan et terres circonvoisins ; Pelleprat, Pierre, Relation des missions des PP. de la Compagnie de Jésus dans les Isles, &

dans la terre ferme de l’Amerique Meridionale, divisée en deux parties, avec une introduction à la langue des Galibis Sauvages de la terre ferme de l’Amerique, par le Père Pierre Pelleprat de la Compagnie de Jésus ;Sagard, Gabriel, Le grand voyage du pays des Hurons ; suivi du Dictionnaire de la langue huronne.

François, & comme tels pourront venir habiter en France, quand bon leur semblera, & y acquerir, tester, succeder & accepter donnations & legats, tout ainsi que les vrais regnicoles & naturels François, sans estre tenus de prendre aucunes lettres de declaration ny de naturalité. »236

Cet article pose un principe qui sera suivi durant tout le Premier Empire fran-çais. La conversion des autochtones au catholicisme leur offre automatique-ment la nationalité française237. Ainsi, pour augmenter le nombre de sujets français dans les établissements du Nouveau Monde, il est possible et même hautement souhaitable de convertir des Amérindiens qui, dès leur baptême, pourront vivre dans la colonie comme tout autre sujet du roi de France. Non content de conférer la nationalité aux Amérindiens en cas de conversion, cet article leur permet de s’installer en métropole, avec les mêmes droits que n’importe quel Français. Un Huron pourrait donc, théoriquement, s’il le sou-haite, s’installer à Paris238.

Nous étudierons plus en détail les implications liées à l’obtention de la na-tionalité française par les autochtones lors de l’analyse de la composante ju-ridique. Le fait que nationalité et religion soient considérées comme un tout permet de mieux comprendre la politique des missionnaires ainsi que les pra-tiques de la France à l’égard des nations autochtones que nous étudierons à la fois dans le chapitre sur la composante politique et dans celui sur la com-posante juridique.

Penchons-nous maintenant sur un ordre religieux dont nous avons brièvement entrevu quelques écrits essentiels pour l’empire, les Jésuites.

236 Articles accordez par le Roy à la compagnie de la nouvelle France, 29 avril 1629, FR ANOM COL C11A 1 F°79.

237 À ce sujet, voir : Havard, Gilles, « ”Les forcer à devenir Cytoyens” : État, Sauvages et citoyen-neté en Nouvelle-France (XVIIe-XVIIIesiècle) », p. 990.

238 Les recherches effectuées par Gilles Havard démontrent, qu’en pratique, les autochtones qui deviennent français obtiennent effectivement plus de droits que ceux qui ne sont pas convertis au christianisme. Havard, Gilles, « Francité et citoyenneté en contexte colonial, La politique d’assimilation des Amérindiens de la Nouvelle-France », p. 116.