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CHAPITRE 5 : PREMIERES ETUDES EXPLORATOIRES EN VUE DE PROPOSER UNE CONCEPTUALISATION ET UNE OPERATIONALISATION DU CONCEPT

2.1. La spécification du concept à opérationaliser

Avant toute tentative d’opérationalisation d’un concept, il est capital de bien spécifier le contenu même du concept, afin d’éviter de rencontrer des problèmes de validité de contenu (Churchill, 1979 ; De Vellis, 1991). Nous souhaitons être d’autant plus précis dans cette étape qu’une de nos critiques à l’égard de l’échelle de Laroche et al. (2001) porte précisément sur un problème de spécification du concept qu’ils cherchent à mesurer.

Pour rappel, malgré le caractère central du concept d’intangibilité au sein de la discipline du marketing des services, il n’y a pas, à l’heure actuelle, de consensus quant au sens à lui donner. Concept tantôt présenté dans une perspective exclusivement « physique », tantôt présenté dans une perspective « physique » et « mentale », il est nécessaire de prendre position par rapport à ce débat conceptuel pour la présente recherche.

Afin de proposer une définition robuste du concept d’intangibilité, qui soit cohérente avec les propositions issues de la littérature, et qui soit jugée pertinente par les praticiens actifs dans des activités de services, nous avons poursuivi une triple démarche. Nous nous sommes tout d’abord intéressé aux spécificités linguistiques qui entourent ce concept. Dans un second temps, nous avons mené des entretiens exploratoires auprès de managers d’activités de services, afin d’évaluer ce qu’ils entendent par le vocable « intangibilité » dans l’exercice de

leurs activités. Finalement, nous avons poursuivi ce même objectif en rencontrant des clients consommateurs d’activités de services.

2.1.1 Intangibilité et intangible : spécificités linguistiques

Il est intéressant de constater que les ouvrages francophones présentant le concept d’intangibilité font uniquement référence à la composante physique du concept (Flipo, 1984 ; Bréchignac-Roubaud, 1998 ; Eiglier, 2004). Par contre, un grand nombre de chercheurs anglophones distinguent, à côté de la composante physique de l’intangibilité, une composante mentale. Un examen des spécificités linguistiques propres à ce concept d’intangibilité peut donc apporter un éclairage intéressant dans la poursuite de notre objectif de prise de position conceptuelle.

Définir le concept d'intangibilité revient à définir le concept d'intangible, puisque l’intangibilité signifie le « caractère de ce qui est intangible » (Larousse, 2003).

Suite à une discussion avec un professeur de lettres francophone, « intangible » est l’un de ces nombreux mots de la langue française dont l’usage commun a détourné le sens. Dans le français originel et dans le langage courant, « intangible » est utilisé comme l’antonyme de

« tangible », et signifie impalpable, inaccessible au sens du toucher. Mais au XXème ,

« intangible » a pris le sens de « sacré, inviolable, qui doit rester intact » (Larousse, 2003 ; Hachette, 1997). Un principe intangible est donc un principe qui ne peut pas être changé, qui est immuable. Une connotation au sens du toucher subsiste, mais dans une perspective symbolique : on ne peut pas toucher à un principe intangible, on ne peut chercher à le modifier, car il est sacré, inviolable.

En anglais, intangible semble avoir partiellement gardé son sens originel, tout en étant élargi.

Ainsi, l’Oxford Advanced Learner’s Dictionary (2003) le définit comme suit : « qui existe, mais qui est difficile à décrire, comprendre ou mesurer »9. Le MacMillan English Dictionary (2002) le définit comme « l’impossibilité à être touché ou mesuré et la difficulté à décrire ou expliquer »10. L’Harap’s Chambers Encyclopedic English Dictionary le définit comme 1)

9 “That exists but that is difficult to describe, understand or measure”

10 “Not able to be touched or measured and difficult to describe or explain”

l’incapacité à être perçu par le toucher, et 2) la difficulté à comprendre, à saisir mentalement11.

Il faut reconnaître que la littérature sur le marketing des services est très majoritairement anglophone. Or, dans la définition anglophone du dictionnaire, nous retrouvons la composante physique et la composante mentale de l’intangibilité. Le sens donné à ce mot en langue française est par contre différent selon sa définition stricte, ou plus limité selon son usage commun. Ceci peut donc expliquer partiellement pourquoi les recherches francophones ne mentionnent pas la composante mentale de l’intangibilité, parce que cette extension de contenu du concept soulève pour les auteurs francophones un problème sémantique.

2.1.2. Entretiens exploratoires auprès de managers d’activités de services

La littérature et la linguistique ne nous permettent pas de prendre une position conceptuelle éclairée. Afin de mieux comprendre toute la portée du concept d’intangibilité, nous avons décidé de recourir à des entretiens exploratoires auprès de managers d’activités de services.

L’objectif général de ces entretiens a consisté à mieux comprendre comment les professionnels d’activités de services conçoivent le concept d’intangibilité. Des entretiens individuels semi-directifs ont été menés auprès de sept managers appartenant aux secteurs suivants : banque, assurance, conseil en stratégie d'entreprise, services informatiques, service juridique et conseil en modélisation quantitative. Ces managers étaient soit directeur marketing, soit directeur de la communication, soit directeur général. Ces secteurs ont été retenus pour leur diversité d’une part, mais aussi pour l’importance que le concept d’intangibilité représente dans l’exercice de la prestation de leurs activités.

L’analyse par résumé des données manifestes a permis de dégager de manière unanime le caractère important de l’intangibilité dans les activités analysées, deux interviewés nuançant leur propos par le fait que leurs offres de services contiennent également des éléments tangibles. Tous font également spontanément référence à la double composante « physique » et « mentale » de l'intangibilité, à des degrés divers. La composante physique a ainsi été largement décrite comme un manque de matérialité (« on vend du vent », « on vend de l’immatériel », « c’est impalpable », … ). Sur le plan mental, trois managers interviewés ont spontanément insisté sur le problème « du manque de compréhensibilité » de leur offre, de

11 “1) Not able to be felt or perceived by touch 2) Difficult to understand or for the mind to grasp”

« la difficulté pour le client à comprendre », et de « la difficulté (pour le prestataire) à pouvoir expliquer ». Plus particulièrement, le manager actif en conseil d’entreprise a longuement insisté sur la difficulté à faire comprendre où réside la valeur ajoutée de son offre de services, et sur la difficulté à expliquer cette valeur ajoutée aux clients. Les quatre autres managers interrogés ont davantage évoqué l’intangibilité mentale comme générant des conséquences négatives pour le client ou le prestataire de service (l’intangibilité génère du stress pour le futur client dans le sens où il est difficile de lui faire comprendre ce qu’il va obtenir).

2.1.3. Entretiens exploratoires auprès de clients

Nous avons également rencontré neuf personnes clientes de banques et de compagnies d’assurance. Ces personnes comptaient cinq hommes et quatre femmes, âgés de 25 à 70 ans.

A l’aide d’entretiens individuels semi-dirigés, nous avons souhaité appréhender comment ils perçoivent des offres de services dont le degré d’intangibilité attendu est élevé. Pour ce faire, nous nous sommes essentiellement focalisé sur des offres de services bancaires, et sur des offres de services d’assurances. Néanmoins, durant la discussion, d’autres services ont été évoqués, et ont fait l’objet d’une discussion (offres touristiques, offres de restauration, et service de comptabilité, puisque l’un des hommes interrogés est indépendant et recourt à ce service). Nous avons, dans un premier temps, demandé à ces personnes de nous dire ce qui différencie ces services de produits matériels, sans évoquer la notion d’intangibilité. La raison essentielle vise à éviter le biais sémantique qui pourrait limiter le répondant au seul sens commun du mot. Nous avons ensuite approfondi les éléments de discussion liés à l’intangibilité des services.

De manière unanime, les personnes interrogées ont toutes fait référence à la composante physique de l’intangibilité, en l’exprimant de manières diverses :

• « on n’achète rien de concret » ;

• « c’est immatériel »

• « on ne rentre avec rien à la maison, si ce n’est un morceau de papier » ;

• « on vit une expérience, et il ne nous reste qu’un souvenir ».

Six personnes ont également fait référence à la composante mentale de l’intangibilité, de manière variée :

• « je n’y comprends rien en produits bancaires »

• « Les offres ne sont pas transparentes, on a l’impression d’être floué »

• « Pour moi, une bonne banque, c’est une banque où le personnel sait expliquer clairement les choses ». La personne exprime ensuite que le personnel des grandes banques en Belgique (Fortis, Dexia et ING) n’explique pas toujours clairement les choses.

• « J’aime bien Ethias, car leur offre est compréhensible, et les employés expliquent clairement les choses. Ce n’est pas le cas pour toutes les compagnies d’assurance »12.

• « Moi je n’y connais rien en comptabilité, donc je dois faire confiance à mon comptable. Mais je ne suis pas toujours certain qu’il agit dans mes meilleurs intérêts, car ses explications ne sont pas toujours très claires ».

2.1.4. Prise de position conceptuelle

Les entretiens exploratoires menés tant auprès de managers que de clients d’activités de services suggèrent que la conception à la fois « physique » et « mentale » de l’intangibilité est la plus appropriée pour représenter le concept d’intangibilité. Ceci est appuyé par un large pan de la littérature. Ainsi, comme déjà discuté, de nombreux auteurs sont fidèles à cette conceptualisation de l’intangibilité (citons Bateson, 1979 ; Berry, 1980 ; Hirschman, 1980 ; Cowen, 1984 ; Rushton et Carson, 1989 ; Edgett et Parkinson, 1993 ; Ward, 1996 ; Watkins et Wright, 1997, Mittal, 1999 ; Lovelock et Gummesson, 2004). En outre, de façon intéressante, il faut constater que les quelques recherches ayant porté sur l’analyse de la dimensionnalité du concept d’intangibilité, et sur son opérationalisation, s’inscrivent toutes dans la conceptualisation physique et mentale. L’étude de McDougall et Snetsinger (1990) va même jusqu’à opérationaliser le concept d’intangibilité dans sa seule composante mentale, suggérant implicitement que cette composante puisse être plus importante que la composante physique.

12 Notons que cette affirmation appuie le rôle potentiel de la marque forte sur le processus de tangibilisation du service.

Au terme des entretiens exploratoires et de la revue de littérature, la définition suivante du vocable "intangible" ou "intangibilité" au sens marketing, fidèle à celle de Bateson (1979) et Berry (1980) est dès lors proposée :

1. Un manque de matérialité (se rapportant à la composante physique du