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Clairement, "représenter, rendre compte, décrire" sont des gestes scientifiques qui relèvent de l'acte de configuration des traces que nous avons évoqué à travers la clinique expérimentale. Cet acte ne peut se faire indépendamment de mises en forme langagières convenues84 qui relèvent d'une production textuelle (nonobstant le recours à des tableaux et les insertions ponctuelles de schémas ou d'images pour faciliter la compréhension de ce qui se passe). Avant d'en venir aux modalités de compte rendu utilisées dans des recherches didactiques qui nous précèdent, nous nous proposons d'examiner quelques points de vue théoriques sur le travail de description.

L'activité descriptive n'est pas transparente

À titre de référence, citons la critique que Bronckart (1998) adresse au fonctionnement traditionnel de la description en psychologie, qui, selon lui, n'est pas pensée autrement que comme l'enregistrement plus ou moins fidèle d'un réel préexistant et préorganisé et, à ce titre, n'est considérée –à tort- que comme un préalable à l'analyse scientifique. Face à cette posture positiviste qui voudrait que le monde tel qu'il est puisse être "lu" de façon transparente, il défend la possibilité de penser la description à des fins de recherche dans le cadre interactionniste sociodiscursif, où la production de connaissances nouvelles n'est pas séparable des formes langagières qui lui servent de médium85. En convoquant la théorie des genres textuels (Adam 1992, 1993), Bronckart explique que l'activité descriptive au sens large se déploie à l'intérieur des cadres conventionnels (ou genres) de la narration, du récit, du dialogue ou de l'exposition théorique. Selon Adam, à l'intérieur d'une séquence descriptive, un thème-titre fait l'objet d'une dilatation : les objets constitutifs du thème sont énumérés, les parties du thème sont présentées hiérarchiquement, ces parties sont comparées à d'autres objets, événements ou propriétés déjà connus. Ces formes emboîtées, qui existent

84 Nous empruntons cette formule en parallèle à ce que Schubauer-Leoni, Leutenegger & Forget (2007) appellent des "traces scripturales convenues" à propos de la construction collective d'un code de désignation et notation scripturale d'objets par des jeunes élèves de classes enfantines.

85 Il cite Vygotsky pour montrer que la dénotation est un processus dialectique qui transforme les objets auxquels il s'adresse en même temps qu'il transforme les cadres de la connaissance humaine : "[…] chaque fait scientifique isolé, immédiat, le plus empirique et le plus brut contient déjà une abstraction primaire. Le fait réel et le fait scientifique se distinguent l'un de l'autre en ceci que le fait scientifique est un fait réel inclus dans un système de savoir, c'est-à-dire qu'il constitue une abstraction de quelques traits de la somme inépuisable des propriétés du fait naturel. […] L'attribution même d'un nom à un fait consiste à insérer ce fait dans un concept, à isoler une de ses parties ; il s'agit d'un acte de compréhension du fait, qui consiste en son inclusion dans une catégorie de phénomènes expérimentalement étudiés auparavant. Chaque mot est déjà une théorie […]" Vygotsky, 1927/1998 – extrait du chap 5, cité par Bronckart, 1998, p164)

Ligozat, F. (2008). Thèse de doctorat en Sciences de l'éducation. Université de Genève & Aix-Marseille Université [version en ligne]

dans les préconstruits socioculturels, exercent des contraintes sur le processus d'observation-description. Ce sont à la fois des ressources pour comprendre (mettre en forme) la réalité et pour communiquer notre compréhension de cette même réalité.

Si les formes culturelles de l'activité descriptive créent de la connaissance, elles surdéterminent aussi notre lecture de propriétés du monde. À quelles conditions peut-on alors recomposer des formes adéquates pour rendre compte de configurations de traces inédites, sans masquer ou omettre certaines manifestations de la réalité que l'on aurait tout intérêt à étudier ? Ainsi, nous envisageons qu'il puisse y avoir une tension entre la structure de l'action observée et les ressources textuelles pour la décrire.

Les parcours descriptifs : un moyen de "rendre visible"

Dans ce même ouvrage86 où Bronckart recourt à la théorie des genres textuels pour penser la description à des fins de recherche, Reuter (1998) développe un point de vue plus pragmatique87 avec une tentative de formalisation de la description, qui, bien qu'appliquée aux composantes des textes littéraires, peut nous permettre de dire les effets convoqués mais aussi les tensions que l'on rencontre dans notre manière de rendre compte et d'organiser les traces collectées.

"Je conserve l'idée qui me semble féconde de composante (mouvement et effet) commune à tout texte, en proposant de considérer que l'effet (ou visée centrale) consiste à donner l'impression de voir. Je propose encore de considérer que cette composante descriptive correspond à une intention, plus ou moins consciente, en production, et à une construction /reconstruction/reconnaissance plus ou moins nette en réception." (Reuter, 1998, p34 – en italique dans le texte)

Cette approche fondamentalement actionnelle (le sujet-descripteur est cœur de l'affaire) et communicationnelle (intention de produire un effet qui est réceptionné sous la forme d'une reconnaissance) des composantes descriptives dans les textes débouche sur une décomposition des moyens et des tensions qui président à la réalisation de la "visée centrale" qui est de produire l'impression de voir. Nous n'allons pas retracer ici tous les éléments de la formalisation assez complexe que cet auteur propose, mais nous retiendrons quelques éléments essentiels qu'il nous semble possible de réinvestir dans la caractérisation de notre démarche de description scientifique des pratiques et de processus qui se déroulent en classe88.

(a) Reuter présente la spécificité de la description comme le fait de rendre visible un objet89 singulier par divers procédés linguistiques et/ou iconiques, mais il précise que :

86 La description : théories, recherches, formation, enseignement, ouvrage collectif édité par Y. Reuter aux Presses du Septentrion (1998).

87 On peut même le dire assez hostile vis-à-vis de la théorisation adamienne qu'il n'hésite pas à qualifier de

"vulgate applicationniste (p33)"

88 En particulier, nous laissons volontairement de côté des catégories qui ne nous semblent pas pertinentes pour la description de l'action didactique, par exemple le "statisme", qui crée une tension entre l'aspect figé d'un objet (ex. : paysage) et l'inévitable progression textuelle. Dans notre cas, l'objet de la description est déjà une dynamique.

89 Le terme d'objet est ici à prendre au sens large, pouvant désigner aussi bien un système d'objets matériels, une organisation sociale, ou un enchaînement d'actes produits dans une situation donnée.

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(i) Ce renvoi au réel est ambivalent, car il est le fruit d'une construction textuelle déterminée par une sphère de pratiques.

Selon nous, dans le cadre de la description scientifique, cette construction doit être assumée par l'explicitation d'un modèle interprétatif, faute de quoi la description prend le risque d'entretenir une illusion réaliste. Sur ce point, nous rejoignons la critique de Bronckart (1998, cf. § supra) aux démarches descriptives ontologisantes en psychologie.

(ii) Les mécanismes de désignation du tout, des parties et des spécifications de l'objet s'articulent dans une tension entre

[…] une tendance centripète (la description comme "tableau" ou "morceau choisi", comme unité à forte autonomie) et une tendance centrifuge (le morcellement, l'éparpillement des détails "inutiles", la dérive métonymique, l'éclatement)." (Hamon, 1981, p50 – cité par Reuter, 1998, p49)

Autrement dit, plus les procédés sont extensifs et à la recherche de précision, plus l'effet de visibilité de l'objet-référent tend à se perdre derrière la présence/densité du texte.

Selon nous, la recherche de l'exhaustivité dans la description des parties et des spécifications ne saurait être un objectif de la description scientifique qui vise plutôt à dégager un modèle de l'objet ou d'un fonctionnement des pratiques, dans notre cas. C'est donc bien vers le

"tableau" construit afin de montrer des traits (objet ou relation) pertinent(e)s que tend notre travail, tout en sachant que la pratique descriptive reste toujours en tension entre "trop ou pas assez" de détails, afin de maintenir une homogénéité dans le grain des détails sélectionnés, à un niveau donné. Cela implique donc la nécessité de développer plusieurs niveaux de description, ou strates de restitution des observables dans lesquelles on rassemble des informations selon un grain défini, afin de montrer des liens qui peuvent être établis.

(iii) La descriptibilité de l'objet dépend de la possibilité de le catégoriser plus ou moins facilement, c’est-à-dire de le restituer par rapport à des types et des normes afin qu'il puisse être reconnu. Dans tout processus de description, il existe une tension entre un mouvement singularisant (c'est de cet objet et pas d'un autre dont on parle) et un mouvement typifiant (cet objet est néanmoins reconnaissable par des similarités avec d'autres). Le sentiment d'"indescriptibilité" naît de l'excès, de l'anormalité ou du mélange des types.

Le mouvement typifiant (ex. : la recherche d'un nombre de carreaux pour paver un rectangle peut être catégorisée comme une technique de mesure d'aire) est particulièrement accentué dans la description scientifique, mais les détails singuliers doivent avoir leur place afin de pouvoir pointer des formes inédites (ex. : le fait que les carreaux comptés ne soient que ceux qui bordent le rectangle) et permettre la reconstruction du sens subjectif de leur action par les acteurs (le sens du type "technique de mesure d'aire" n'est pas le même pour le chercheur ou pour le sujet observé). La nécessité d'une expansion de détails se fait sentir lorsque les actions en jeu ne sont pas catégorisables par une technique codifiée et reconnaissable (ex. : le comptage des carreaux du bord du rectangle ne relève ni de la mesure de l'aire ni de celle du périmètre). C'est aussi le cas lorsqu'on peut difficilement lui attribuer un but (cas de l'élève qui tâtonne pour trouver ce qu'il doit faire). L'auteur de la description est alors contraint d'injecter de nombreux détails dans la description, faute de pouvoir s'en remettre à

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une appellation convenue pour l'objet ou l'action en jeu. Selon nous, du point de vue interne de l'activité descriptive (le chercheur en train de décrire), le besoin de recourir à une expansion de détails doit être "écouté", quitte à produire une distorsion dans l'homogénéité du grain d'analyse. Du point de vue externe, l'émergence de points d'expansion peut être vue comme des formes d'indescriptibilité rencontrées par le descripteur, formes qui doivent attirer l'attention pour leur valeur inédite dans l'action conjointe

(b) Reuter présente la description comme un parcours qui allie une gestion thématique, c'est-à-dire une désignation du tout, des parties et des spécifications de l'objet référent, et la construction de plans, ou mode d'organisation des traits de l'objet (juxtapositif, énumératif, spatial, chronologique, comparatif, problématique). Dans cette approche, le parcours est une construction cognitive effectuée par le sujet descripteur, en fonction des effets qu'il souhaite produire sur les récepteurs de la description.

Selon cette approche, le sujet descripteur est acteur du mouvement descriptif qu'il produit, via une intention qui se manifeste dans une reconfiguration. Cette proposition nous parait intéressante, car elle correspond bien à l'approche clinique expérimentale. En effet, le parcours permet de penser l'intention du chercheur et, au-delà, la logique du projet de recherche qui organise la description, d'une certaine façon. La description des pratiques