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2.6. Critiques émises à l’égard des espérantistes et défense de ceux-ci

2.6.3. La ligne de défense indéfectible des espérantistes

Claude Piron a été considéré comme l’un des espérantistes francophones les plus militants et prolifiques. Sa ligne de défense consiste à réfuter les critiques en démontrant qu’elles sont infondées et ignorantes de la réalité de l’espéranto. Dans son ouvrage Espéranto, l’image et la réalité (1987), Piron effectue entre autres une analyse psychanalytique de la politique de communication internationale expliquant que les États qui refusent de considérer l’espéranto dans leurs politiques linguistiques préfèrent la complication à la simplicité, et attribue ce comportement au « syndrome de Babel, une névrose sociale de type masochiste persuadant les sociétés, institutions, élites ou responsables politiques qui en sont atteints qu’il n’existe pas d’autre moyen de surmonter la barrière des langues que de recourir au niveau international à une langue nationale même au prix d’un rapport efficacité/coût complètement aberrant. » (Piron 1987).

L’auteur s’indigne qu’un centre pour requérants d’asile laisse des Kurdes, Tamouls et Albanais dans une détresse linguistique totale, le syndrome de Babel déployant ses cruels effets : « Notre société traite les victimes en coupables, si ces gens ne savent pas s’expliquer

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c’est de leur faute. » (ibid.). La solution de l’espéranto est pourtant « à portée de main » (ibid.).

L’auteur finit tout de même par concéder que des facteurs autres que les critères de logique et d’optimisation des coûts de traduction président aux décisions de politiques linguistiques. Les enjeux de pouvoir politique, économique et idéologique, notamment. L’auteur admet: « Les craintes de ceux qui maîtrisaient les langues dominantes, au début du siècle, n’étaient pas dépourvues de fondement. L’espéranto dissocie en effet la langue éthique de toute considération de pouvoir, met la communication internationale à portée des petits budgets.

Les grandes puissances tiennent à conserver les multiples avantages qu’elles retirent de l’emploi international de leurs langues » (ibid.).

Piron a préparé à l’usage de tous les espérantophones un argumentaire répondant point par point aux critiques et aux clichés négatifs sur l’espéranto (ibid) :

1. Image : une langue due à un seul homme

Réalité : une langue fruit d’un siècle d’interactions entre personnes et cultures souvent distantes

2. Image : une langue réduite à un « projet »

Réalité : c’est la langue professionnelle de divers employés, la langue quotidienne de certaines familles, elle sert tous les jours d’innombrables échanges

3. Image : une langue pauvre

Réalité : elle possède une richesse de combinaisons illimitées, elle est un substrat interculturel

4. Image : une langue rigide

Réalité : elle est plus souple qu’aucune langue occidentale au plan lexical et syntaxique

5. Image : une langue figée

Réalité : elle évolue, comme toute langue naturelle

72 6. Image : une langue froide

Réalité : elle possède une expressivité chaleureuse, permet des relations affectives et chargées d’émotion (grâce à la liberté de combiner les monèmes).

7. Image : une langue indo-européenne

Réalité : elle l’est uniquement par l’origine de son lexique, mais les monèmes invariables n’existent dans aucune langue indo-européenne.

8. Image : une langue analytique

Réalité : elle permet également les énoncés synthétiques spontanés.

Pour toutes ces raisons, affirme Piron, il est injuste et discriminatoire de juger la langue internationale sans la connaître.

Piron décrit l’effet discriminatoire de l’espéranto : des fonctionnaires internationaux cachent le fait d’être espérantophones pour préserver leur carrière. Celui qui se déclare publiquement partisan de l’espéranto est affublé d’une étiquette dépréciatrice. Au décès du président de la République autrichienne Franz Jonas, le journal le Monde du 25 avril 1974 (article de P.

Franceschini) évoque son « goût trop affiché pour l’espéranto ». Il s’agit, selon Piron, purement et simplement d’un préjugé. Piron parle d’une collectivité « innocente des défauts qu’on lui impute ». C’est en tant que psychologue que l’auteur conclut son essai, diagnostiquant que les « prises de position sur l’espéranto sont fréquemment sous-tendues par des processus mentaux infantiles. » (ibid.).

Autre espérantiste fervent, député français du mouvement Europe Démocratie Espéranto (EDE), Georges Kersaudy affirme que l’apprentissage de l’espéranto constitue la voie royale vers l’acquisition de toute nouvelle langue. « Les espérantistes sont probablement les seuls à avoir compris que l’enseignement de l’espéranto au commencement de la scolarité permettrait à nos écoliers de maitriser rapidement une nouvelle langue et constituerait le tremplin idéal pour passer rapidement avec succès à l’étude de n’importe quelle langue européenne. » (Kersaudy 2003, p. 202).

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Kersaudy présente l’histoire de l’espéranto comme un grand succès. Dès son apparition en 1887, la langue internationale « s’est imposée et n’a jamais cessé d’être utilisée depuis lors par des adeptes dont l’enthousiasme et la conviction n’ont fait que se renforcer, malgré les réticences et parfois l’hostilité des pouvoirs publics de divers pays, qui croyaient naïvement discerner dans la langue internationale un danger pour leur langue nationale. » (ibid. p. 251).

L’enthousiasme de l’auteur est fort : La grammaire est « un chef d’œuvre » de logique et de simplicité (ibid. p.252). « Les pouvoirs publics de la plupart des grands pays d’Europe restaient étrangement sourds et aveugles devant un phénomène qui doit inévitablement apporter un jour la solution de leurs problèmes linguistiques. » (ibid. p. 253). L’auteur transmet sa foi en la « victoire finale »: « L’espéranto s’imposera un jour comme unique langue de travail et permettra de résoudre une infinité de problèmes. » (ibid. p. 253).

Pour décrire le dialogue entre un espérantiste et son opposant, Kersaudy rappelle « le conte de Tolstoï dans lequel un voyant tente d’expliquer à un aveugle de naissance ce que sont les couleurs » (ibid. p. 255), reprenant l’idée répandue chez les espérantistes selon laquelle leurs détracteurs sont des « aveugles » qui n’ont pas encore goûté à l’aisance et au plaisir de l’apprentissage de la langue.

Espérantiste de la première heure, Camille Aymonier a étudié la première crise d’image de l’histoire de l’espéranto, alors que l’on propose l’Ido comme « héritier » de l’espéranto.

Relatant le « schisme » de 1907, Aymonier écrit : « La fidélité des espérantistes n’est pas à la merci d’un caprice sentimental ou d’une surenchère. Elle a résisté à toutes les sollicitations.

Les groupes restent compacts, en rangs serrés, pas de défections. » De même, elle évoque une idée commune selon laquelle ce qui ne tue pas les espérantistes les rend plus forts : « La violence injuste des attaques a réveillé des énergies qui sommeillaient, provoqué des révoltes d’indignation, suscité un enthousiasme, que les adversaires appellent du fanatisme. » (Aymonier 1909, p. 11).

74 2.6.4. Conclusion

L’étude de la critique, souvent vigoureuse, de la langue et du mouvement espéranto, ainsi que des réponses apportées à celles-ci par les espérantistes, fait assurément apparaître deux mondes séparés, qui ne communiquent que très peu. Cette relation n’est pas équilibrée, les critiques étant investis dans une culture et une langue nationale, souvent dominante, et l’espéranto ayant pour seule arme sa ligne de défense.

On peut remarquer, par ailleurs, que l’espérantiste, déjà lassé des critiques extérieures, s’adonne rarement à l’autocritique. Pourtant, l’espérantisme aurait certainement avantage à formuler une autocritique constructive, consistant à se demander en quoi les stéréotypes persistants peuvent signaler des aires d’amélioration potentielle pour la communication espérantiste.

Si l’on s’accorde à dire qu’une langue existe avant tout par sa faculté à favoriser l’échange et non comme objet de culte séparé, alors la propagande espérantiste pourrait gagner à éviter une trop grande subjectivité, l’absence de remise en question ou un sentiment de détenir la vérité.