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2. CADRE THÉORIQUE

2.2. LA COMPLEXITÉ DES INTERACTIONS

2.2.2. La dimension relationnelle des interactions

Nous avons vu jusqu’à présent qu’une des composantes de la complexité des interactions était la multimodalité des ressources utilisées. Mais interagir implique également le fait d’entrer en relation avec des partenaires, ce qui nécessite une prise de position de leur part. Selon les sociologues et anthropologues, les relations sociales sont médiatisées par les positions ou les rôles que les participants endossent, en fonction des situations. La littérature distingue trois différents types d’endossements des rôles. Le premier est celui des rôles sociaux qui, selon Vion (2000), est défini comme étant un statut à caractère stable, pouvant prendre place dans des situations sociales. L’attribution des statuts peut dépendre des attributs biologiques, comme le genre ou l’âge (Flahoult, 1978), mais il peut également dépendre d’autres critères, comme la qualification, le métier, etc… (Vion, 2000). Les rôles sociaux ne dépendent donc pas de la situation, car ils sont préalablement définis. En revanche, les rôles praxéologiques se créent en fonction des actions liées à la situation, et renvoient au fait que les participants ont des droits et des obligations (Filliettaz, 2018). Ces rôles sont donc dynamiques et peuvent évoluer en fonction de la situation dans laquelle se trouvent les participants. Le dernier type de rôle est

celui des rôles communicationnels. Ces derniers renvoient aux « conditions dans lesquelles les participants accèdent à des espaces de communication » (Filliettaz, 2018, p.115). Dans cette perspective, les travaux de Goffman (1979) nous permettent de mieux comprendre les différentes positions que peuvent occuper les participants. C’est ce qu’il a appelé les cadres participatifs. Goffman (1979) complexifie et détaille davantage les deux positions ordinairement décrites par les théories de la communication qui sont ; les locuteurs et les auditeurs. Il affirme également qu’il existe une diversité de manières dont la parole peut être reçue en fonction de la position qu’occupent les participants.

2.2.2.1. Les cadres participatifs

Les locuteurs sont les participants qui initient, et qui rythment l’interaction. Ce sont généralement eux qui posent les questions et qui décident à quel moment elle commence et se termine. Selon l’étymologie, les locuteurs sont ceux qui parlent alors que les auditeurs sont ceux qui écoutent. En revanche, selon Goffman, les auditeurs, également appelés les destinataires, peuvent occuper d’autres postures que celle d’un simple auditeur passif. Il distingue d’ailleurs deux types de positions. Il y a les destinataires ratifiés et les tiers. La première catégorie correspond aux personnes auxquels le locuteur s’adresse alors que la deuxième correspond aux individus qui assistent à l’interaction, mais qui n’y participent pas.

Parmi les destinataires ratifiés, Goffman propose deux différents cas de figure. Dans un premier cas, les destinataires sont explicitement désignés comme étant les personnes auxquelles on s’adresse. Il s’agit des destinataires désignés. Dans le deuxième cas, les destinataires ne sont pas spécifiquement désignés, mais prennent tout de même la décision de répondre au locuteur.

C’est ce que Goffman appelle les destinataires non désignés. On retrouve par exemple ce cas de figure lorsqu’une personne pose une question à un groupe de personnes, sans s’adresser à qui que ce soit en particulier, et que l’une d’elles prend alors le rôle de destinataire désigné en répondant spontanément. Parmi les tiers, Goffman distingue également deux postures. Certains tiers sont perçus par les autres participants comme des témoins perçus, ou eavesdroppers en anglais, et gardent cette position en n’intervenant pas à l’interaction alors que d’autres écoutent les échanges à l’insu des participants, et se tiennent prêts à passer de tiers, à destinataire non désigné, en intervenant. Goffman les nomme les épieurs ou overhearers en anglais. Le schéma ci-dessous récapitule les différentes positions que les individus peuvent endosser au cours d’une interaction.

Les postures des cadres participatifs

Goffman invite à considérer ces postures comme étant dynamiques et comme pouvant changer au cours des interactions. En effet, un individu ayant pris la position de locuteur au début de l’interaction sera peut-être plus tard, un auditeur. Un tiers peut également devenir un destinataire non désigné, s’il décide de prendre la parole. Étudier les dynamiques de participation renseigne également sur la complexité des interactions et des situations de travail.

Les cadres participatifs amènent de ce fait à se questionner sur les enjeux d’adressages.

2.2.2.2. Les modes d’adressage

À travers l’étude des cadres participatifs, et donc de l’identification des statuts des participants, il semble aisé de reconnaitre à qui s’adressent ces derniers. En revanche, il peut arriver que le locuteur use de certaines stratégies pour s’adresser indirectement à une autre personne que le destinataire désigné. Nous avons donc pu identifier trois différents types d’adressage qui sont : l’adressage direct, l’adressage indirect et le double adressage.

L’adressage direct est la forme la plus observée et la plus courante des situations d’interaction.

Il s’agit d’un échange entre un locuteur et un auditeur ne passant par aucun détour. En d’autres termes, l’auditeur, le destinataire désigné est la cible directe du locuteur. L’interaction circule donc uniquement entre ces deux protagonistes et ne concerne aucun autre individu.

En revanche, comme Levinson (1988) a pu l’observer dans ses travaux, il peut arriver que la véritable cible de l’interaction ne soit pas le destinataire ratifié. C’est ce que l’on appelle

l’adressage indirect1. Il s’agit d’une stratégie mise en place par le locuteur dans le but de faire passer indirectement des informations à une autre personne présente, ou à un tiers. Kerbrat-Orecchioni (1990) nomme ces phénomènes des tropes communicationnels.

« Il y a trope communicationnel chaque fois que s’opère, sous la pression du contexte, un renversement de la hiérarchie normale des destinataires ; c’est-à-dire chaque fois que le destinataire qui, en vertu des indices d’allocation fait en principe figure de destinataire direct, ne constitue en fait qu’un destinataire secondaire (…) » (Kerbrat-Orecchioni, 1990, p. 92).

Ces stratégies permettent donc au locuteur de faire passer un message à un tiers, sans que le cours de l’interaction en soit modifié. Généralement, et selon la littérature, ces stratagèmes sont un moyen de faire passer des messages menaçants comme des critiques, des reproches ou encore des aveux (Brown, 1978 ; Levinson, 1988). Mais il est également possible d’observer ces phénomènes dans d’autres situations plus communes où le but du locuteur est de rendre visible son attention à un tiers. Cela peut par exemple arriver lorsqu’un tiers est mis dans une situation d’attente et que le locuteur lui fait comprendre, par le biais d’un trope communicationnel, qu’il ne l’a pas oublié et que son tour viendra.

Enfin, un dernier type d’adressage peut être présent au cours d’une interaction. C’est ce que nous avons nommé le double adressage. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une forme d’interaction faisant intervenir plus de deux individus. En général, et selon les situations observées dans le cadre de ce travail, trois individus sont concernés. Un locuteur et deux destinataires désignés. Il s’agit donc encore une fois d’une stratégie pouvant être mise en place par le locuteur dans le but de faire participer plus de deux personnes à l’interaction. Nous pouvons également observer cela dans des situations d’enseignement où l’enseignant s’adresse à plusieurs élèves afin de multiplier la participation. Dans d’autres contextes, le double adressage peut également servir de stratégie pour gérer plus d’une activité à la fois. Ceci amène à se questionner sur la problématique de la multiactivité qui sera définie par la suite. Le schéma ci-dessous représente les différents modes d’adressages, ainsi que les protagonistes concernés par chacun de ces modes.

1 Cette notion provient également des dires des éducatrices des institutions A lors des séances de co-analyse et

Les modes d’adressage

Le schéma ci-dessus montre qui sont les cibles des locuteurs au cours des différents modes d’adressage. Nous pouvons donc voir que pour l’adressage indirect, la cible du locuteur n’est pas le destinataire désigné, donc la personne à qui il est en train de parler, mais un tiers présent dans l’environnement et susceptible d’entendre ses propos. Ces stratégies d’adressage concourent également au caractère complexe et invisible des interactions. En effet, ce n’est que grâce à l’analyse interactionnelle que nous pouvons être en mesure de voir et de comprendre ces stratégies mises en place par les locuteurs.