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3.1. Les illusions pédagogiques

3.1.1. L’illusion du pouvoir

« Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté : on captive ainsi la volonté même »361

Nous l’avons déjà évoqué : le nouveau champ pédagogique de l’Éducation nouvelle a été effectué par Rousseau, ou du moins s’est trouvé énoncé de façon inaugurale dans l’Émile.

Dans son livre Jean-Jacques Rousseau et la pensée du Malheur362, Alexis

Philonenko pose la question de savoir s’il faut que l’homme soit orphelin pour que la

révolution pédagogique puisse s’accomplir363 ? L’auteur rappelle que Rousseau distingue

l’éducation politique et l’éducation domestique.

Mais pouvons-nous si facilement les dissocier ? Pour lui, la solution de Rousseau était judicieuse, car le statut d’orphelin lui permettait de couler ses rêveries ou ses méditations plus facilement : « Émile, si nous y regardons de plus près, mais encore très

grossièrement, est un orphelin, livré à un Gouverneur. En un sens, c’était là une conséquence logique de la critique de la société : pourquoi faire intervenir des personnages – père et mère – farcis des imbéciles préjugés de la société civile ? »

Pouvons-nous soutenir une telle distinction entre éducation politique et éducation domestique ? Et surtout, que montre cette distinction sur les dérives possibles de

l’apprendre ? Et qu’en est-il de l’acte pédagogique ?

361

ROUSSEAU Jean-Jacques, Émile ou de l’éducation (1762), GF Flammarion, 2009, p. 168 362

PHILONENKO Alexis, Jean-Jacques ROUSSEAU et la pensée du malheur : Apothéose du désespoir, Paris, Librairie Philosophique J. VRIN, 1984

162

3.1.1.1. Émile ou la ruse pédagogique

Comme nous le montre Claude Rabant, dans son texte L’illusion pédagogique, ce que nous propose Rousseau, à travers l’Émile, est un grand renversement : l’illusion

passe du côté de l’élève364. Pourquoi Rousseau tient-il tant à cette illusion ?

Celui-ci dénonce, avec force, l’aberration de l’enfant-roi : « Qu’y a-t-il donc de

plus choquant, de plus contraire à l’ordre, que de voir un enfant impérieux et mutin commander à tout ce qui l’entoure et prendre impudemment le ton de maître avec ceux qui n’ont qu’à l’abandonner pour le faire périr ? »365

L’éducation doit donc être une remise en place de l’enfant : « L’homme sage sait

rester à sa place ; mais l’enfant, qui ne connaît pas la sienne, ne saurait s’y maintenir… c’est à ceux qui le gouvernent à le retenir. »366

Et pour ce résultat, Rousseau choisit la tromperie. C’est par ruse et tromperie que le précepteur d’Émile assure sa prise pédagogique sur son élève : « Dans les éducations

les plus soignées, le maître commande et croit gouverner : c’est en effet l’enfant qui gouverne. Il se sert de ce que vous exigez de lui pour obtenir ce qu’il lui plaît. […] Prenez une route opposée avec votre élève ; qu’il croit toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. […] Sans doute il ne doit faire que ce qu’il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu ; il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire. »367

Mais comme nous le montre Claude Rabant, c’est son pouvoir qu’assure ainsi le pédagogue. Car, par cet effet d’illusion, il dérobe à son élève son savoir et le savoir de sa propre maîtrise : « Le précepteur doit savoir, et savoir qu’il est le maître, mais en même

temps dérober ce savoir à l’élève, qui dès lors, sujet radicalement assujetti, leurré jusque dans son vouloir, n’a d’autre parole que celle qu’on lui dicte et qu’on désire de lui. »368

L’art d’éduquer, pour Rousseau, consiste donc à gagner la réalité du pouvoir en

feintant l’élève par une apparence de liberté. Nous sommes donc au cœur de la relation

savoir/pouvoir.

364 RABANT Claude, Op. Cit., p. 103 365

ROUSSEAU Jean-Jacques, Op. Cit., p. 120 366

Ibidem, p.114 367

Ibidem, p.169

163

3.1.1.2. Savoir et Pouvoir

Dans La crise de la culture369, dont le titre original Between past and future traduit

mieux l’aspect transitoire et interrogatif des textes, Hannah Arendt écrit : « C’est à partir

de là (le XVIIIème siècle) que s’est développé un idéal d’éducation teinté de rousseauisme,

et de fait directement influencé par Rousseau, chez qui l’éducation devient un moyen politique et la politique elle-même une forme d’éducation. »370

Plus loin, l’auteure reprend et explicite son constat : « Le rôle que, de l’Antiquité à

nos jours, toutes les utopies politiques prêtent à l’éducation, montre bien combien il paraît naturel de vouloir fonder un nouveau monde avec ceux qui sont nouveaux par naissance et par nature », et encore : « C’est pour cela qu’en Europe ce sont surtout les mouvements révolutionnaires à tendance tyrannique qui croient que pour mettre en place de nouvelles conditions il faut commencer par les enfants, et ce sont ces mêmes mouvements qui lorsqu’ils accédaient au pouvoir, arrachaient les enfants à leur famille et se bornaient à les endoctriner. »371

Hannah Arendt précise la relation Pouvoir/Savoir : « […] le mot « éducation » a

une fâcheuse résonance en politique ; on prétend éduquer alors qu’en fait on ne veut que contraindre sans employer la force. »372 Pour sa part, Jacqueline Russ, au chapitre « Les fondements du pouvoir »373, nous apporte une position explicative de l’attitude de Rousseau avec Émile, au travers de la reprise de la thèse de Machiavel quant à l’origine de toute domination. La position du gouverneur tient entièrement dans la prescription de Machiavel : « Comment s’emparer du pouvoir et le conserver ? Réponse: à travers une

stratégie maîtrisée et réfléchie de la domination et de la violence, en enracinant, dans les sujets, l’amour du maître »374.

Jacqueline Russ cite, par ailleurs, Paul Veyne dans sa préface au Prince375 :

« Machiavel procède […] à une analyse de la relation obéissance; elle est un rapport d’extériorité, de passivité et d’habitude, qui induit chez les sujets l’amour de leur maître. Le prince doit se faire obéir, c’est à dire qu’il doit se faire craindre: on n’exécutera ses ordres ni par simple persuasion ni par violence effective ; la soumission induit une accoutumance, une habitude, dont les sujets se font un droit et qui devient “une affection

369

ARENDT Hannah, La crise de la culture (1954), Paris, Folio Essais, 1972 370 Ibidem, p. 227 371 Ibidem 372 Ibidem, p. 228 373

RUSS Jacqueline, Les théories du pouvoir, Poche Références, 1994 374

Ibidem, p. 261 375 Ibidem, p 262

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naturelle” […] Machiavel entend […] que le prince se fait obéir, qu’il y parvient en se faisant craindre et que cette crainte est finalement très semblable à de l’amour ».

Dans le cas d’Émile, la violence n’existe que sous forme d’un isolement de l’éduqué, du mutisme du gouverneur et de cette quintessence de la domination qui est l’invisibilité de l’observateur. C’est d’une certaine manière le panoptique de Bentham et la caméra de surveillance installée dans les chambres du livre de George Orwell, 1984.

Cet antagonisme du savoir et du pouvoir, inavouable si nous nous rappelons la dissimulation à laquelle s'astreint le Gouverneur d’Émile, se détecte dans d'innombrables situations. Sans revenir sur les autodafés inhérents à l'arrivée de tout système autoritaire, nous le découvrons en toile de fond de beaucoup d'épisodes de l'histoire des sociétés.

Le savoir de l'autre est insupportable et ne peut s'annihiler que par la violence ou par la ruse, comme dans le cas de Rousseau. D'autant que, depuis Montesquieu, nous savons que « seul le pouvoir est à même de limiter le pouvoir »376 et que le savoir de

l'autre peut se convertir en pouvoir. Robert Musil, dans l'homme sans qualités, note ce rapport empreint de fausseté : « Quelque chose dans son cœur, prenait parti pour....ce

bourgeois parvenu à la distinction contre toutes les règles, cet intrus qui faisait honte aux seigneurs installés dans leur patrimoine comme jadis les savants esclaves grecs avaient fait honte à leurs maîtres romains »377.

Rousseau pense régler cet antagonisme du savoir et du pouvoir par une double illusion : celle de la dissociation de l’éducation politique et l’éducation domestique en créant, avec Émile, un être abstrait et celle de la place respective de chacun, avec comme seul impératif, le savoir-mener la ruse à son terme et le maintient de celle-ci sans se démarquer. Il écrit d’ailleurs : « Or, en fournissant l’objet imaginaire, je suis

maître des comparaisons, et j’empêche aisément l’illusion des objets réels. »378

Mais à maintenir l’élève dans l’imaginaire, ne passons-nous pas à côté de ce que Freud appelait « l’éducation en vue de la réalité », développée dans L’avenir d’une

illusion ? Cette orientation vers le réel nous semble pourtant la seule propre à soutenir la

fonction éducative qui vise à réfréner la jouissance.

A travers cette double illusion, c’est donc la problématique de l’autorité et de son éthique qui entre en jeu. Car, comme nous le rappelle Hannah Arendt, l’autorité de l’enseignant se fonde sur son rôle de responsable du monde et de son réel.

376

MONTESQUIEU 377

MUSIL Robert,

165

3.1.1.3. L’autorité en question

L’éducation, telle que Rousseau la comprend a une finalité politique : il s’agit d’aider l’homme nouveau à naître.

Un prolongement de l’éducation émilienne se retrouve naturellement dans l’intérêt que tous les mouvements révolutionnaires vont manifester à l’endroit de l’éducation. Il s’agit, comme à l’époque des lumières, à chaque fois, de fabriquer un homme nouveau pour permettre l’avènement d’une société nouvelle, s’opposant, bien entendu, à la société dégénérée actuelle. Mais, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à la célèbre phrase de Lord Acton : « Le meilleur moyen de faire de la terre un enfer, c’est de

vouloir en faire un paradis. »

Dans son livre, Rousseau impose une condition : « Emile est orphelin. Il n’importe

qu’il ait son père et sa mère. Chargé de leur devoir, je succède à tous leurs droits. Il doit honorer ses parents, mais il ne doit obéir qu’à moi. C’est ma première ou plutôt ma seule condition. »379. Mais à travers celle-ci se lit la haute exigence de rompre avec la société

existante. Comme l’exprime Alexis Philononko, tout un passé d’habitudes, de préjugés et

de coutumes doit trouver sa vérité et du même coup s’effondrer380.

Devant une telle affirmation, l’article La famille, écrit par Jacques Lacan en 1938, devient d’une incontestable modernité. L’auteur nous montre que pour incarner l'autorité

dans la génération la plus voisine et sous une figure familière, la famille conjugale met cette autorité à la portée immédiate de la subversion créatrice.

Puis il conclut le chapitre sur le rôle de la formation familiale par ces quelques lignes: « Ainsi donc, si la psychanalyse manifeste dans les conditions morales de la

création un ferment révolutionnaire qu’on ne peut saisir que dans une analyse concrète, elle reconnaît, pour le produire, à la structure familiale une puissance qui dépasse toute rationalisation éducative. Ce fait mérite d’être proposé aux théoriciens – à quelque bord qu’ils appartiennent – d’une éducation sociale à prétentions totalitaires, afin que chacun en conclue selon ses désirs. ».

D’autre part, nous l’avons souligné dans le paragraphe Savoir et Connaissance, Hannah Arendt nous propose une autre fin à l’éducation, plus proche de notre démarche entreprise sur l’apprendre chez l’enfant. L’auteure souligne que, si la compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance

379

ROUSSEAU Jean-Jacques, Op. Cit., p. 69 380 PHILONENKO Alexis, Op. Cit., p. 103

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aux autres, il doit, avant tout, en assumer la responsabilité – même si, secrètement ou

ouvertement, il le souhaite différent de ce qu’il est.

Pour Arendt, l’autorité de l’enseignant se fonde sur son rôle de responsable du monde : « Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les

adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : “Voici notre monde”. »381

Mais en continuant son analyse, celle-ci souligne que l’autorité ne joue plus aucun rôle dans la vie publique et politique ou du moins ne joue qu’un rôle largement contesté. A ce sujet, l’auteure n’émet aucun doute : « L’autorité a été abolie par les adultes et cela

ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants. »382

Nous apprenons toujours à nos enfants un monde déjà hors de ses gonds ou sur

le point d’en sortir383. Et pour préserver ce monde, notre espoir réside dans l’élément de

nouveauté que chaque génération apporte avec elle384.

Nous mettons notre espoir en l’apprendre pour protéger cette nouveauté. Cela passe par un véritable travail de déconstruction des discours établis : tous les enfants ont le goût d’apprendre mais ce qu’ils n’ont pas toujours, c’est le goût du travail. Or, ce qui incite l’élève à se mettre au travail, c’est le désir du maître et la clarté de ses exigences. L’autorité dont celui-ci doit faire preuve ne relève donc pas du caprice mais d’un principe : être à l’école pour apprendre. L’autorité pédagogique devient alors d’une modernité totale.

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