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J.-Y. Trepos identifie deux types de ressources externes de l’expertise. La « boîte à outils » de l’expert contient des cadres disciplinaires producteurs de vérité et des « machineries » qui ont leur existence semi-autonome. Les méthodes statistiques de corrélation et l’outil mathématique sont des exemples de « machinerie ». Intéressons nous aux cadres disciplinaires.

1.3.1 Les sciences ressources de l’expertise transport

L’évaluation des projets et services de transports constitue une des activités de l’expertise. Elle fait appel à des disciplines telles que l’économie, la géographie, la sociologie et l’urbanisme. Ces sciences sociales et humaines s’intéressent aux systèmes de comportement et d’action, individuels et collectifs, dans lesquels la signification des situations et des conduites paraît jouer un rôle important sinon capital20.

Certaines disciplines privilégient l’analyse des significations en se fondant sur des méthodes herméneutiques ; c’est le cas de la psychologie et de l’ethnologie et, d’une certaine manière, la géographie et la sociologie. Du fait de leur capacité à produire du sens, ces disciplines sont régulièrement mobilisées dans les négociations par les acteurs publics afin de justifier leur position [Offner 1991] [Scherrer 1997].

D’autres disciplines des sciences sociales mettent entre parenthèses les significations et s’inspirent du modèle des sciences de la nature ; le contrôle empirique du système conceptuel élaboré peut être organisé sans avoir à introduire nul part les significations. On peut ranger les sciences économiques dans cette catégorie. Avec le soutien de la machinerie mathématique et statistique, elles permettent de construire des modèles capables de prévoir avec précision la valeur de certaines variables en prenant en compte un très grand nombre de phénomènes

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Source : rubrique « Sciences et discours rationnel » écrite par J. Ladrière, Encyclopédie Universalis, version numérique n°7, 2001.

imbriqués préalablement identifiés. La rigueur du raisonnement mathématique constitutif de la construction du modèle et la précision avérée dans plusieurs cas d’application donnent à ces méthodes le label d’objectivité. Nous qualifions ces méthodes d’objectivantes.

La théorie économique néoclassique du consommateur est appliquée à l’étude des flux de mobilité sur des réseaux complexes telles que les réseaux viaires des grandes agglomérations. Les besoins de déplacement sont considérés comme une demande des consommateurs et les services mis en place pour les satisfaire comme une offre. Cette théorie constitue le principal fondement intellectuel des méthodes de planification des transports [Petit 2002]21. Son

utilisation s’est fortement développée avec la « découverte » du modèle gravitaire dans les années 50 (cf chapitre 3).

La rigueur scientifique dans l’application de la théorie n’est pas exempte de réductionnisme méthodologique. Le comportement de l’usager est réduit à celle de l’homo oeconomicus. « La

notion de choix modal, usuellement manipulée par la planification, est très éloignée de l’expérience de mobilité construite par les individus » souligne J. Petit qui constate un écart

non négligeable entre les hypothèses méthodologiques implicites de l’expertise et les significations des comportements de mobilité des habitants de la vallée de Chamonix. En fait, depuis que la modélisation des déplacements est utilisée pour produire des arguments, le réductionnisme méthodologique alimente une controverse. Citons ces quelques lignes du rapport du Gretu.

« Les choix en matière de transports urbains comportent une part considérable de pari, compte tenu de la faiblesse des outils prévisionnels dont on dispose, mais l’opinion publique préfère sans doute croire qu’ils résultent de la mise en œuvre consciente d’une politique délibérée, quitte à critiquer vivement la politique en question. […] Le statut de la science subit depuis quelques années une sensible dépréciation, et les disciplines économiques, plus spécialement, sortent mal en point d’un certain nombre d’erreurs […] si l’on ne prend pas de mesures de sauvegarde, les études économiques de transport urbain risquent de sombrer dans le discrédit. » [Gretu 1980 p50].

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L’offre de transport est évaluée sur la base de la description des qualités de service des différents modes, et des connexions entre ceux-ci. On utilise des indicateurs quantitatifs (fréquence, étendue journalière du service, capacité, vitesse, distance entre les points d’échange, tarifs) ainsi que des indicateurs d’ordre qualitatif (cadencement, confort, sécurité, aspect du matériel, fonctionnalité des pôles d’échange). La demande est caractérisée par une série d’indicateurs mesurables. Certains décrivent la mobilité d’un point de vue spatio- temporel : origine destination, itinéraire et mode de transport, temporalités des pratiques. Les indicateurs économiques liés aux pratiques de déplacement (coût, temps de transport) peuvent être reliés entre eux par la notion de coût généralisé en affectant à l’unité de temps une valeur monétaire. [Petit 2002]

Dans la représentation (ou la rhétorique professionnelle)22 des membres du Gretu, la

contestation de la politique menée serait imputable à l’insuffisance des outils prévisionnels dont dispose l’administration et à la dépréciation du statut de la science, en particulier des sciences économiques du fait de ses erreurs. Cette représentation est fondée sur deux postulats qui ne sont jamais formulés explicitement dans l’ouvrage :

• l’intérêt général est unique,

• les progrès de la science permettront d’ajuster les politiques de transport et de prouver leur bien-fondé (c'est-à-dire leur conformité à l’intérêt général.

Nous avons montré plus haut que l’émergence du terme « expert » était corollaire à la dissociation entre intérêt général et intérêt national. Avec le recul du temps, interressons nous à la dépréciation de la science et à ses impacts sur l’expertise en transport et mobilité.

1.3.2 L’indomptable complexité de l’environnement, la remise en cause

du cartésianisme et les collectifs multidisciplinaires d’experts

« Les progrès de la science permettent à la société de maîtriser « toute chose » par la

prévision » considérait M. Weber en 1919. Depuis que l’ensemble de la planète terre peut être

observée jour et nuit, la perception des sciences de la nature a changé. « L’idée selon laquelle

les décisions des politiques devraient pouvoir en toutes circonstances s’appuyer sur des vérités scientifiques solidement établies et vérifiées risque en effet de correspondre de moins en moins à la complexité des phénomènes écologiques et à la compartimentation des savoirs sur l’environnement » écrivent J . Theys et B. Kalaora dans un ouvrage intitulé « La terre

outragée ».

Pourquoi la science, dont les progrès ont été considérables depuis l’affirmation de M. Weber, se dérobe-t-elle dans plusieurs domaines lorsqu’il s’agit d’offrir des certitudes pour éclairer des décisions politiques ?

Parmi les sciences de la nature, l’écologie, que l’on peut définir comme la science des interdépendances globales, exige un dialogue entre spécialistes formés à différentes disciplines. Mais il n’est pas possible de juger de la validité des résultats de cette science de la même manière que de la chimie ou de la mécanique. Ces sciences se sont construites par la neutralisation des facteurs autres que ceux traitables par la discipline scientifique. De fait, certaines controverses dans le domaine de l’environnement trouvent leur origine dans des querelles de disciplines. A tel point qu’après plus de dix ans d’effort de recherche, on connaît mal le fonctionnement du cycle de carbone sur la terre.

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On peut se demander s’il s’agit de la véritable représentation de la science et des études économiques des individus membres du Gretu ou bien d’une rhétorique professionnelle. Le style narratif de l’ouvrage du Gretu oscille sans cesse entre l’analyse distanciée caractéristique de l’observateur et les prises de position de l’acteur.

La méthode cartésienne qui consiste à isoler un objet de son environnement est impuissante à construire une « science de l’environnement ». Les défenseurs de la méthode cartésienne s’inquiètent d’un affaiblissement durable de l’objectivité scientifique ainsi que de sa légitimité aux yeux de la société. Il est un fait que les exigences de transparence de la société de l’information ont pointé l’attention des médias et de l’opinion publique sur l’expertise scientifique. «L’angoisse du public s’alimente ainsi tout autant des progrès de la

connaissance que du sentiment de l’incapacité croissante des experts à fournir les certitudes rassurantes qu’il recherche. » [Theys & Kaloara 1998].

Les auteurs suggèrent la mise en place immédiate d’une interdisciplinarité au sein de collectifs d’experts. Dans un collectif pluridisciplinaire d’experts23, tout expert est contraint de

transgresser les limites de sa science pour écouter et comprendre les apports d’autres disciplines. La question du décideur « déclenche en quelque sorte un processus de

reconcrétisation synthétique à partir d’une pluralité de point de vue disciplinaires »

[Roqueplo 1997 p37]. L’expert « transforme sa propre conscience des incertitudes en

certitude subjective et formelle » [Theys & Kaloara 1998]. De fait l’expert transgresse les

limites de son savoir en exprimant sa propre conviction ; il ne peut rester neutre.

Les acteurs publics en charge des politiques de transports ne se comportent pas différemment de ceux qui se préoccupent du sort de la planète. L’idée que la science apporte des vérités intrinsèques constituait un des fondements de la rhétorique experte objectivante24, elle est

fondamentalement remise en cause, par la prise de conscience des limites de sa pertinence et non par un défaut de qualité scientifique. Pour cette raison, les collectifs « d’experts » sont régulièrement instaurés dans le cadre de démarche de planification des déplacements sur un territoire25 ; les plans de déplacements urbains en sont l’exemple [GART-Certu 2000-2]. Ces

comités techniques ou équipes de projet comprennent aussi des créatifs ou des gestionnaires, chacun défend une certaine approche méthodologique. Ces pratiques, qui sont en vigueur depuis longtemps pour la conception de projet de construction ou d’aménagement d’espace urbain ainsi que dans l’élaboration de projets de transport innovants26, tendent à se généraliser

dans la planification des transports. Nous verrons au cours des chapitres suivants que cette évolution n’est pas seulement liée à la remise en cause du cartésianisme.

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Lorsqu’il est sollicité individuellement, le scientifique a tendance à se faire l’avocat de sa cause, c'est-à-dire, celle de repousser les limites de la compréhension dans sa discipline scientifique. En fait, sa subjectivité intervient quand il se met à promouvoir ce qu’il considère être sa cause mais elle était magnifiée derrière ce que M. Weber appelle la vocation du savant : « Seul l’être qui se met purement et simplement au service de sa cause possède une personnalité dans le monde de la science. » [Weber 1959 (1919) p86]

24 Parfois par naïveté et souvent par calcul, on prêtait à la science économique les mêmes vertus qu’aux sciences physiques.

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On notera que les experts ne sont généralement pas conviés simultanément. Dans le processus de décision, certaines expertises sont oubliées en chemin, d’autres sont mises en avant.

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Ce fut le cas pour le tramway grenoblois où l’on a conçu tabula rasa l’ensemble de la chaussée de façade à façade.

1.3.3 La régulation de l’expertise en transport et mobilité

Dans ses activités, l’expert doit intégrer des faits établis et des dispositifs méthodologiques établis par d’autres professionnels. Il se frotte à d’autres disciplines ou professions: l’architecture, l’urbanisme et la gestion de la circulation routière. De fait la crédibilité d’un expert se conquiert auprès de la communauté élargie des professionnels des transports et de l’aménagement au sein de la quelle se côtoient des maîtres d’ouvrages, des exploitants, des techniciens de collectivité locales, des chercheurs, des membres bien informés d’associations d’usagers, …

Les experts sont soucieux de leur crédibilité car elle conditionne le maintien et le renouvellement de leur clientèle. Dans la mesure où un client isolé ne dispose généralement pas des compétences pour évaluer l’expert, il recourt à des informateurs qui peuvent être d’autres commanditaires, d’autres experts et des observateurs de l’expertise.

La sociologie de l’expertise distingue trois modes de régulation non exclusifs et articulés entre eux [Trepos 1996] :

• Par les experts eux-mêmes,

• Par des instances paritaires associant les experts et leurs partenaires ou utilisateurs, • Par des transactions sociales à l’échelle locale (collectifs d’usagers ou de riverains par

exemple).

1.4 Système d’expertise et analyse des systèmes :

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