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I- Un contenant de processus de symbolisation

1. Jouer, un « passage par l’acte »

Roussillon (2008) souligne la propension du jeu à être un véritable opérateur psychique en lui accordant la valeur de « passage par l’acte ». A défaut de pouvoir être structurées et élaborées au sein de son espace psychique, les problématiques du sujet et ses capacités de communication semblent s’exprimer par le corporel et le pulsionnel de manière exclusive. L’action de jouer permet à ces messages corporels en souffrance de trouver un terrain d’expression, et constitue en cela une voie d’accès privilégiée à la représentation.

On pourrait alors mettre en regard ce qui tient valeur de symptôme chez Taz, l’instabilité psychomotrice, et la voie thérapeutique que constitue le jeu en psychomotricité : au défaut de symbolisation qui pousse l’enfant instable à recourir à l’agir, à passer à l’acte, viendrait répondre cette manière d’appréhender le jeu comme action, comme passage par l’acte.

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Les récits de Taz : la Pat’Patrouille et Marcel la mauviette.

C’est la dix-huitième séance. Taz porte un survêtement orné d’écussons à l’effigie des héros d’un dessin animé qu’il regarde beaucoup : la Pat’Patrouille. Une remarque de ma part sur ces personnages provoque chez Taz un état d’excitation et d’agitation immédiat. Visiblement désireux de nous raconter les aventures et exploits de ces trois petits chiens

super-héros, il se lance dans un discours logorrhéique, peu structuré et compréhensible. Il attrape soudain une craie, et se met à dessiner au tableau l’histoire, ou l’épisode plutôt, dont il est question. Il dessine un grand volcan, une plaine et un arbre en contrebas, puis les trois chiens. Le volcan explose et la lave envahit tout le paysage ; Taz frotte la craie sur le tableau jusqu’à recouvrir presque entièrement son premier dessin. Un chien vole dans les airs pour secourir un singe coincé dans l’arbre ; Taz dessine son trajet, et l’espace du tableau est bientôt rempli de boucles. Il ne cesse de parler pendant qu’il trace ainsi. Taz joue tous les personnages, sonorise l’éruption du volcan, crie à l’aide à la place du petit singe, prend une voix plus grave et rassurante pour faire parler le chien qui vient à son secours.

Il ne semble alors plus nous raconter véritablement cette histoire, il est complètement absorbé par elle, presque comme s’il la revivait, comme s’il la voyait se rejouer sous ses yeux. Son dessin au tableau n’atteint jamais de forme finale ; il évolue et se transforme sans cesse, au fur et à mesure des développements de l’histoire. Il est littéralement un dessin animé, une image en mouvement permanent. Par là même, il semble que le tableau et la craie ne soient pas investis comme supports médiateurs permettant une activité de représentation, de symbolisation.

C’est la vingt-cinquième séance. Au terme d’une séquence de tourbillon67, Taz sort du tissu, retrouve ses appuis au sol, et se dirige immédiatement vers la petite bibliothèque dans laquelle il prend un album : Marcel la mauviette68. C’est l’histoire d’un petit singe chétif, Marcel, moqué par un gang de gorilles parce qu’il passe son temps à s’excuser. Il décide alors de faire du sport, devient super costaud et impose le respect aux gorilles qui n’oseront désormais plus le traiter de « mauviette ».

Alors que Taz s’installe à genoux devant la bibliothèque et ouvre l’album, je lui demande s’il veut que je lui raconte l’histoire tout en m’asseyant à sa gauche. Il se trouve que c’est lui qui se met à jouer les narrateurs. Taz n’est pas encore lecteur mais il fait comme s’il lisait le texte écrit sur chaque page. Il observe les images, et tisse peu à peu un récit qui se décale toutefois d’une simple description. Dans ce récit, il y a un peu de Marcel - un peu de la véritable histoire que traduisent les illustrations - mais surtout beaucoup de

67 Nom donné par Taz à un dispositif de portage avec le tissu qui sera décrit davantage plus bas : cf. infra. p. 76.

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Taz. Les motifs de chute ou de noyade propres à ses scénarios fantasmatiques de catastrophes prennent place dans l’histoire : Marcel a peur de grimper, de sauter, de nager, toute action risque de lui faire mal.

Deux tonalités nuancent le récit de Taz. Il y a la voix du narrateur, dont les phrases sont ponctuées d’adverbes de temps : « alors » et « tout à coup » ; et les voix des différents personnages auxquelles Taz prête la sienne : il l’assombrit pour donner corps à la grosse voix des « bandits » (les gorilles) et garde sa voix naturelle pour faire parler le petit Marcel.

Une illustration montre l’évolution physique de Marcel au fur et à mesure de son entraînement. Taz ne semble pas percevoir qu’il s’agit du même personnage et dit alors : « Le petit singe, il a pas réussi. Il est pas équilibré. Le moyen singe, il va lâcher. Le grand singe, il va tomber. Le gros singe, il a REUSSIIIII ! » Je me permets d’intervenir dans son récit : « Moi j’ai l’impression que c’est le même petit singe qui grandit et se développe pour devenir super fort. » Et Taz de répondre : « Oui… Oui, moi je suis fort, je suis courageux. » Ces deux séquences mises en regard l’une de l’autre nous semblent témoigner de la mise au travail des processus de symbolisation au fil des jeux et des séances.

Le tableau est investi comme surface de transfert d’une image instable, mouvante ; il devient comme véritable écran sur lequel se joue en direct l’histoire racontée. L’espace graphique est aussi rempli de tracés que l’espace sonore l’est de mots. Tout semble superposé, simultané dans cette séquence : la pensée, la mise en mots, la mise en corps. On est tenté de penser que la trame l’histoire que déroule Taz est tout à fait semblable à celle du véritable épisode de dessin animé qu’il raconte. Si le contenu du récit est ainsi empreint d’un certain séquençage (situation initiale, explosion du volcan, sauvetage par les héros), sa forme laisse une impression de désorganisation totale, de jaillissement d’excitation auquel le tableau offre une surface d’expression mais qu’il ne permet pas vraiment de contenir et de symboliser. Si Taz semblait au départ nous raconter, ou nous expliquer quelque chose, cette dimension relationnelle disparaît à mesure que l’histoire se déroule. Taz semble englouti par son épisode, insensible à nos présences et imperméable à nos sollicitations.

La séquence du livre, quelques séances plus tard, donne à voir une autre forme de mise en récit par le développement d’une narration qui trouve appui sur les images. Ces illustrations, en étant déjà figuration, représentation stable d’une chose, semblent devenir comme des supports de symbolisation auxiliaires pour Taz. Il les utilise en effet pour mettre en forme ses propres éprouvés, son imaginaire. A la dimension projective de cette mise en récit s’ajoute quelque chose d’un mouvement réflexif qui engage Taz à faire de Marcel le miroir de ses états internes. C’est également le corps de Taz qui est mis en forme : la « lecture » dans laquelle il s’engage spontanément le fait s’installer au sol dans une posture qu’il maintiendra pendant toute la durée du récit. L’album organise en outre l’interaction qui se développe entre nous. Il est

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objet d’attention conjointe en même temps qu’il différencie les places de chacun au sein de la relation : Taz me raconte, et je l’écoute avec attention.

Dans le premier cas, l’histoire préexiste à la mise en image et cette image ne parvient pas à prendre une dimension de représentation proprement dite. Dans le second, les images sont déjà là, limitées, fixes, stables ; et Taz s’en saisit pour dérouler une histoire plus authentique et adressée, pour modeler et symboliser les contenus psychiques qui l’habitent. Dans les deux cas, les objets médiateurs soutiennent l’ouverture d’un espace intermédiaire, à mi-chemin entre le réel et le fantasmatique. Ils sont investis comme supports de projection, et se révèlent suffisamment malléables pour permettre à Taz de jouer sur une scène extérieure quelque chose de son espace interne.