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Inputs et représentations sous-jacentes

Chapitre 1. Modèles de variation et de cohésion dialectale

1.3. Esquisse d’une théorie des correspondances dialectales

1.3.1.1. Inputs et représentations sous-jacentes

La question des représentationss sous-jacentes est cruciale dans les modèles de variation et de cohésion dialectales d’inspiration générativiste que nous avons examinés précédemment. Nous avons vu que le modèle SPE primitif (Chomsky & Halle, 1968) pose une représentation sous-jacente unique pour l’ensemble de la langue dialectale, tandis que les variétés dialectales diffèrent selon les règles phonologiques qui s’y appliquent, et/ou le contexte d’application de ces règles, et/ou leur ordonnancement. Dans ce modèle, c’est le niveau des représentations sous-jacentes qui a en charge le maintien de la cohésion dialectale. Les approches OT reprennent ce schéma général, mais la variation dialectale est désormais dévolue au module d’évaluation (ordonnancement variable des contraintes). Le modèle polylectal, quant à lui, distingue deux niveaux abstraits situés « sous » la surface : le niveau des représentation sous-jacentes proprement dites, et le niveau des représentations interlectales, qu’il semblerait possible d’assimiler à un niveau « sous-sous-jacent » (cf. 1.1.3 supra).

Dans ce type d’approche, la forme sous-jacente doit pouvoir se trouver dans une relation indéfiniment abstraite vis-à-vis de la forme de surface, ce qui implique, en corollaire, une liberté de dérivation à peu près totale (quels que soient, par ailleurs, les mécanismes envisagés pour rendre

compte du passage du niveau sous-jacent au niveau de surface). Seules cette abstraction et cette liberté permettent d’assurer que l’on retrouve

« le même système de représentation des formes sous-jacentes sur de grandes étendues et de longues périodes de temps », pour reprendre les

termes du SPE.

Tous les linguistes s’accorderaient probablement, aujourd’hui, pour écarter l’arbitraire des règles phonologiques du modèle SPE primitif : l’histoire de la phonologie au cours des quatre décennies écoulées depuis sa parution a justement consisté, en grande partie, à contraindre ce modèle afin d’en éliminer l’arbitraire et de renforcer sa puissance explicative. Parallèlement, la conception « lâche » des représentations sous-jacentes qui prévaut dans le SPE cède aujourd’hui le pas à une conception beaucoup plus encadrée (du moins dans les modèles qui maintiennent le recours à la dichotomie entre deux niveaux de représentation).

Le modèle OT dans lequel nous inscrivons la présente recherche donne sa place, bien entendu, à une réflexion sur les représentations sous-jacentes qui s’inscrit dans ce mouvement de rigueur accrue. Pourtant, le principe d’engendrement libre d’une infinité de candidats, qui est à la base de l’OT, semblerait au contraire devoir s’accommoder d’une totale liberté concernant les représentations sous-jacentes dans leurs correspondances avec les représentations de surface.

Le principe de liberté est effectivement affirmé chez Prince & Smolensky (1993, chapitre 9), et assumé par toute la littérature OT, sous le nom de « Richesse de la base » (Richness of the Base). Ce principe peut être énoncé comme suit :

Richesse de la base : les formes sous-jacentes ne sont soumises à

aucune contrainte (cf. Kager 1999:19)18.

En OT, les généralisations de la grammaire sont exprimées sous la forme d’interactions de contraintes au niveau de l’output (de la surface),

18 On peut également considérer la définition qu’en donne Smolensky (1996), qui renvoie directement à notre problématique : « La source de toute variation interlinguistique

systématique est le réordonnancement des contraintes. En particulier, l’ensemble des

inputs des grammaires de toutes les langues est le même. Les inventaires grammaticaux

des langues sont les outputs qui émergent de la grammaire quand elle est alimentée par l’ensemble universel de tous les inputs possibles. »

jamais au niveau de l’input (niveau sous-jacent). Les contraintes de bonne formation évaluent toujours les formes de surface, et les contraintes de fidélité s’attachent aux correspondances entre la surface et le niveau jacent ; mais il n’existe aucune contrainte qui concerne le seul niveau sous-jacent.

Le principe de la Richesse de la base peut être illustré par les phénomènes d’emprunt interlinguistique. Il permet en effet de poser que le mot emprunté par une langue dans une autre langue conserve sa forme sous-jacente d’origine. L’ordonnancement des contraintes spécifique à la langue d’arrivée est seul responsable de la forme de surface du mot emprunté, et de son éventuelle divergence avec la forme de surface de la langue d’origine19.

Mais le principe de Richesse de la base est complété par la stratégie d’Optimisation du Lexique (Lexicon Optimization). Cette stratégie intervient pour rendre compte de l’acquisition des formes sous-jacentes. En effet, la conséquence de la Richesse de la base est que plusieurs représentations sous-jacentes (et même une infinité d’entre elles) permettent de rendre compte d’une forme de surface donnée. Parmi ces formes sous-jacentes, le principe d’économie impose qu’une seule forme soit acquise par l’apprenant. La sélection de la forme sous-jacente parmi toutes celles autorisées par la Richesse de la base est régie par l’Optimisation du Lexique.

La stratégie d’Optimisation du Lexique est définie ainsi (Prince & Smolensky, 1993:192) :

Optimisation du Lexique. On suppose que les différents inputs I1, I2, ... In, lorsqu’ils sont soumis à la grammaire G, conduisent aux outputs correspondants O1, O2, ... On, qui ont tous la même réalisation phonétique Φ – ces inputs sont des équivalents phonétiques au regard de G. L’un de ces outputs est le plus harmonique, en ce sens qu’il induit le nombre minimal de violations des contraintes. Si l’output optimal est noté Ok, alors l’apprenant doit choisir l’input correspondant Ik comme forme sous-jacente de Φ20.

19 Selon cette conception, le russe царь (« tsar »), lorsqu’il est emprunté par le français, conserve sa forme sous-jacente |car’| avec une affriquée initiale |c| et un |r’| apical et mouillé (palatalisé) final. La grammaire du français (l’ordonnancement des contraintes spécifique au français) fait émerger la forme de surface [tsaʀ], où l’affriquée est remplacée par une séquence [t+s] et le [ʀ] final est uvulaire et non mouillé.

20 Cette définition suppose une distinction entre l’output et sa réalisation phonétique, distinction qui n’est pas forcément admise par tous les auteurs et sur laquelle nous

La combinaisons du Principe de Richesse de la Base et de l’Optimisation du Lexique contribuent à donner à l’OT une approche particulière de la notion de représentation sous-jacente. Celle-ci n’est pas donnée a priori, comme dans d’autres modèles théoriques ; elle est

construite par le locuteur (l’apprenant) par sélection parmi l’ensemble des

inputs possibles, en s’appuyant, d’une part, sur la forme de surface, et d’autre part sur la grammaire.

L’Optimisation du Lexique, telle que formulée ci-dessus, s’applique à des formes lexicales isolées et ne tient pas compte des alternances morphologiques. Or, si la variation morphologique (ainsi, peut-être, que la variation dialectale) n’existait pas, la dichotomie « profond/surface » serait superflue : la représentation sous-jacente optimale, celle qui enfreint un nombre minimal de contraintes, serait toujours la plus proche (la plus fidèle) à la représentation de surface, et, en dernière analyse, une simple copie de celle-ci. Comme l’écrivent avec humour Prince et Smolensky (p. 193) : « l’analyse morphologique égaye évidemment ce qui, autrement,

serait une langue à l’optimalité des plus ennuyeuses, sans aucune disparité entre le niveau profond et le niveau de surface » (Morphological analysis obviously enlivens what would otherwise be a most boringly optimal language, with no deep/surface disparities at all). Le principe

d’Optimisation du Lexique doit donc être mis en œuvre à la lumière du principe d’Information Lexicale Minimale, qui vise à minimiser, au niveau global du lexique, le nombre d’allomorphes de chaque morphème (cf. aussi à ce sujet le chapitre 8 du SPE, p. 380-389). Ce principe repose sur l’hypothèse que le coût cognitif d’apprentissage et de stockage séparé des allomorphes est supérieur au coût du dispositif grammatical régissant la variation morphologique (voir 1.3.1.2 infra une alternative basée sur l’hypothèse opposée).

Lorsqu’on a affaire à une langue dialectale, les représentations sous-jacentes construites par une stratégie d’Optimisation du Lexique peuvent entrer en contradiction avec l’exigence d’invariabilité de ces représentations sous-jacentes « sur de grandes étendues et de longues

reviendrons plus loin. Une formulation alternative et équivalente est que les inputs I1, I2, ... In conduisent à un output unique Ok, qui est aussi la forme phonétique. L’input Ik, sélectionné comme forme sous-jacente, est celui dont le choix induit un nombre minimal de violations des contraintes.

périodes de temps ». Nous illustrerons cette contradiction par un exemple

simple tiré du français.

On sait qu’il existe en français deux lectes concurrents, s’opposant par l’inventaire des voyelles nasales. Le lecte F1, récessif, présente dans son système une voyell e nasale antéri eure a rrondie |œR|. Le lecte F 2, majoritaire, ignore cette voyelle qu’il a fusionnée avec l’équivalent non-arrondi |ɛR|, confondant « brun » et « brin » et prononçant « lundi » comme [lɛRdi].

On admettra qu’il existe une contrainte de bonne formation s’opposant à la co-occurrence des traits [nasal], [–arrière] et [+rond] dans une voyelle , que n ous noteron s simplemen t *œR. La grammair e d e F2

ordonne cette contrainte avant la contrainte de fidélité IDENT-IO(rond), de sorte que l’input |lœRdi|, soumis à la grammaire de F2, résulte en l’output [lɛRdi] (en tenant compte des autres contraintes de fidélité qui éliminent par exemple les candidats dénasalisés) :

|lœ`di| IDENT-IO(nas) *œ` IDENT-IO(rond)

[lœRdi]

*!

[lœdi]

*!

 [lɛRdi]

*

L’input |lɛRdi|, soumis à l a mêm e grammaire , résulte dan s le mêm e output, mais, de plus, il n’entraîne aucune violation de contrainte. Étant plus harmonique que son concurrent, il doit être sélectionné comme représentation sous-jacente par le locuteur.

Pourtant, l’input |lœRdi| présente l’avantage de fonctionner aussi bien dans le lecte F2 que dans le lecte F1, où l’ordonnancement des deux contraintes est inversé. Dans ce lecte, l’input |lɛRdi| échoue :

|lœ`di| IDENT-IO(rond) *œ`

 [lœRdi]

*

|lɛ`di| IDENT-IO(rond) *œ`

[lœRdi]

*!

() [lɛRdi]

On pourrait considérer qu’un « principe d’Information Dialectale Minimale », similaire au Principe d’Information Lexicale Minimale, vient tempérer le principe d’Optimisation du Lexique en favorisant le stockage cognitif d’une forme sous-jacente interlectale unique, laissant à la grammaire le soin de traiter la variation dialectale. Mais le parallèle ainsi établi entre le plan de la variation morphologique et celui de la variation dialectale serait sans doute abusif. Nous devons en effet constater que le locuteur a une expérience de la variation morphologique beaucoup plus dense que pour la variation dialectale. En outre, la variation morphologique intervient de façon obligatoire dans la production des énoncés, alors que la variation dialectale intervient essentiellement au niveau de la compréhension, dans une situation de communication inter-variétés.