Le réveil peropératoire
Sommaire
2.1 Incidence et épidémiologie du réveil peropératoire . . . . 14
2.1.1 Une incidence importante . . . 14
2.1.2 Une incidence variable et trop souvent sous-estimée . . . 15
2.2 Le syndrome post-traumatique lié au réveil peropératoire et ses
enjeux . . . . 16
2.2.1 Un enjeu sociétal . . . 16
2.2.2 Mémorisation explicite, mémorisation implicite et troubles de stress
post-traumatique . . . 18
2.2.3 Un enjeu économique . . . 19
2.3 Surveillance de l’anesthésie générale et détection des réveils
per-opératoires . . . . 19
2.3.1 Utilisation des signes cliniques . . . 19
2.3.2 Utilisation de l’activité cérébrale . . . 22
2.4 Conclusion du chapitre . . . . 27
Se réveiller pendant une intervention chirurgicale est une expérience terrifiante à la fois pour les
patients, qui la redoutent et la considèrent comme la pire de leur vie mais également pour le
personnel médical qui craint que cette situation ne se produise sous leur responsabilité [1, 2, 77].
On nomme ce type de phénomène un réveil peropératoire durant l’anesthésie générale (en anglais
Accidental Awareness during a General Anesthesia, AAGA) [11,2,3]. Bien que l’origine de ce
phénomène soit encore débattue dans la communauté, les causes et les facteurs favorisant son
apparition commencent à être étudiés. Par exemple, cette situation apparaît lorsque la profondeur
de l’anesthésie générale, induite par la concentration d’anesthésique utilisée, n’est pas assez
importante pour compenser l’ensemble des stimulations chirurgicales liées à l’intervention en
cours [3,13]. Mais il est vrai que la frontière entre une anesthésie correctement dosée ou trop
légère est parfois très mince, notamment du fait de l’utilisation de substances (curares) induisant
une myorelaxation ou paralysie des muscles squelettiques.
Le rôle de l’anesthésiste est d’ailleurs de mettre à l’équilibre cette variable afin que la balance
dynamique entre la composante hypnotique, l’analgésie et l’amnésie soit en harmonie [4]. En effet,
si l’anesthésie est trop légère, elle peut entraîner une reprise de conscience ou un mouvement
durant l’opération, ce qui serait très dangereux pour le patient [2]. Inversement, si l’on administre
des agents anesthésiques en excès, cela accroît la profondeur de l’anesthésie générale mais entraîne
en parallèle une chute de la pression artérielle (hypotension) ou d’autres effets cardiovasculaires
indésirables, augmentant alors la morbi-mortalité périopératoire [5, 6, 7]. Un surdosage en
anesthésique peut également augmenter les symptômes tels que des nausées et vomissements
post-opératoires et ainsi retarder la sortie du patient de la salle de réveil [78, 6]. Parfois, le surdosage
en anesthésique peut aussi conduire à une dépression respiratoire augmentant considérablement
les risque de décès [79]. Dans ce chapitre, nous verrons dans un premier temps que le réveil
peropératoire est un phénomène important dont l’incidence est débattue mais bien souvent
sous-estimée. Dans un second temps, nous décrirons quelles sont les conséquences d’un tel réveil en
termes de mémorisation et de syndromes post-traumatiques. Enfin, nous verrons par quels moyens
(cliniques ou cérébraux) il est actuellement possible de surveiller la profondeur de l’anesthésie, et
nous évaluerons l’intérêt de ces techniques pour la détection d’un réveil peropératoire.
2.1 Incidence et épidémiologie du réveil peropératoire
2.1.1 Une incidence importante
Le nombre de patients concernés par les réveils peropératoires n’est pas négligeable. Si l’incidence
de ce phénomène fait aujourd’hui l’objet de plusieurs débats, un consensus s’accorde à dire que
le nombre estimé d’AAGA dans les pratiques à haut risque oscille entre 1 et 2 % alors que plus
de 312 millions de chirurgies nécessitant une anesthésie générale sont réalisées chaque année à
travers le monde [11, 8,36]. Ce chiffre, en constante augmentation d’année en année, montre bien
que même si l’incidence des réveils peropératoires est faible, la pratique courante de la chirurgie
augmente le nombre de cas d’AAGA potentiels. En Angleterre, une étude de grande envergure, le
National Audit Projet 5 (NAP5) montre qu’il y a plus de 4,2 millions d’opérations chirurgicales
réalisées chaque année et que les incidents de conscience peropératoire pourraient se compter par
milliers [2,77]. Autre exemple, celui de la France, qui compte environ 9 millions d’anesthésies
générales par an, soit plus de 90 000 cas potentiels d’AAGA. Ces exemples mettent en évidence
à quel point de nouvelles solutions sont nécessaires pour mieux prévenir ce phénomène [80].
Par l’appellationpratiques à haut risque, on regroupe plusieurs facteurs qui peuvent augmenter
l’occurrence des AAGAs (Figures 2.1 et 2.2). Parmi ces facteurs, l’état de santé des patients a
son importance, par exemple pour les patients les plus fragiles qui souffrent d’une pathologie
cardiovasculaire sévère ou qui nécessitent une chirurgie en urgence [2,8]. On sait également qu’un
état hémodynamique instable (e.g. polytraumatisés ou état de choc) peut favoriser l’apparition des
réveils peropératoires. Mais il existe aussi une relation d’influence entre certains types de chirurgies
et l’apparition d’AAGA (Figure 2.2 ; [11, 3]), telles que la pratique de la chirurgie/anesthésie
obstétricale (incidence 1 :384 ; [81]), la chirurgie cardiaque (incidence 1 :43 ; [82]) ou la pédiatrie
(incidence 1 :135 ; [83, 2]. Plusieurs études ont mis en évidence qu’une grande proportion des
plaintes provenaient de femmes [84, 85, 5, 2], sans pour autant qu’il soit établi que le genre
prédisposait à une occurrence plus forte. Les personnes obèses semblent également plus touchées
par les réveils peropératoires. En effet, il a été montré qu’une faible masse musculaire, une trop
grande quantité d’eau dans le corps, et/ou un important volume sanguin, pouvait influencer
la pharmacocinétique des anesthésiants utilisés [86]. Certains auteurs évoquent également la
2.1. Incidence et épidémiologie du réveil peropératoire
Figure 2.1: Conscience certaine/probable et possiblement accidentelle pendant les cas
d’anes-thésie générale (barres pleines), comparée à la distribution des caractéristiques du patient selon
(A) l’âge, (B) le poids et (C) l’état physique ASA (Physical Status Score). La courbe rouge
correspond à la distribution des sujets rapportée par l’enquête (image provenant de [2]).
possibilité d’une résistance génétique aux anesthésiants car, étrangement, on observe que les
patients ayant déjà subi un réveil peropératoire ont plus de chance d’en avoir un autre [18,87].
Par exemple, dans le célèbre essai cliniqueB-Unaware, il a été montré que les patients ayant
déjà un passif d’AAGA avaient 5 fois plus de chance d’en refaire l’expérience [88].
2.1.2 Une incidence variable et trop souvent sous-estimée
Si l’incidence de ce phénomène fait aujourd’hui l’objet de plusieurs débats, c’est que les méthodes
utilisées pour détecter les réveils peropératoires et les résultats subséquents ne sont pas similaires
entre les différentes études. Pourtant, il est aujourd’hui admis que l’utilisation du questionnaire
modifié de Brice détecte plus de cas de réveils peropératoires avec mémorisation explicite que
n’importe quelle autre méthode existante [89, 9]. Une étude plus approfondie montre que les
études prospectives qui ont utilisé ce questionnaire affichent une incidence comprise entre 0,1 et
0,2 % [90,8,91,39] voir plus encore [92,93,10]. Alors qu’au contraire, lorsque l’étude repose
sur un questionnaire sans éléments pertinents pour les réveils peropératoires [94] ou avec des
témoignages spontanés [14,2], l’incidence enregistrée est toujours plus faible [95]. Pour vérifier
ce phénomène, Mahour et ses collègues ont comparé l’incidence de l’AAGA dans une population
de patients ayant reçu à la fois une évaluation post-opératoire standard (sans items dévoués à
la détection des réveils peropératoires) et un questionnaire modifié de Brice après 30 jours [96].
Les résultats sont assez éloquents : 19 cas de réveils peropératoires ont été détectés grâce au
questionnaire de Brice, contre 3 cas pour la restitution spontanée. De plus, de nombreux facteurs
peuvent expliquer pourquoi les incidences varient d’une étude à l’autre : population de patients
étudiés (âge, poids, genre ; Figure 2.1), la technique d’anesthésie utilisée (agents intraveineux
ou agents inhalés ; Figure 2.2B), la présence ou l’absence de bloquants neuromusculaires, l’état
hémodynamique du patient et les méthodes de surveillance utilisées.
Alors que le nombre de patients victimes de réveils peropératoires est grandissant, l’incidence
des AAGAs pourrait même être sous-estimée. En effet, il arrive très souvent qu’un patient, pour
plusieurs raisons d’ailleurs, ne témoigne pas de son expérience au personnel médical. Dans l’étude
de Samuelsson et al., près de 85 % des patients n’ont pas rapporté leur expérience aux chirurgiens
et/ou aux anesthésistes. La plupart du temps, les victimes d’AAGA ont peur de ne pas être prises
au sérieux par les médecins, ou pire d’être moquées. C’est pourquoi ils se confient avant tout à
leurs proches en qui ils ont confiance [97]. Même quand les victimes en parlent à leur famille,
Figure 2.2:(A) Représentation de l’incidence des AAGAs en fonction de la pratique chirurgicale.
(B) Représentation de l’incidence des AAGAs par rapport aux anesthésiques utilisés au cours de
l’anesthésie générale. Les points bleu clair représentent la répartition de ces pratiques dans le
rapport d’activité du NAP5 (image provenant de [2]).
plus de 30 % rapportent avoir ressenti un grand scepticisme à leur égard [98]. Parfois, c’est le
fonctionnement même de l’hôpital qui rend difficile la collecte de ces témoignages. En France
par exemple, le patient qui doit subir une opération voit son anesthésiste avant l’opération pour
la consultation pré-opératoire, mais pas après, ce qui rend la collecte de témoignages difficile.
Enfin, pour qu’un patient soit comptabilisé comme ayant vécu un réveil peropératoire, il doit
être en capacité de le rapporter aux autorités compétentes. Le problème, c’est qu’il arrive que les
patients reprennent conscience durant l’opération mais soient incapable de s’en souvenir [98].
Comme cela a été décrit dans le Chapitre 1, la mémorisation des événements est un phénomène
complexe, qui est parfois indépendante de la perte de conscience et nécessite plus d’anesthésiant
pour être induite [99, 100]. Finalement, on ne sait pas combien de temps doit durer la reprise de
conscience durant l’anesthésie générale pour produire un souvenir qui pourra être raconté au
personnel médical [2].