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Implication des émotions dans le processus de stigmatisation

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 53-58)

3.1.3.1.4.2 Représentations des personnes souffrant de MA

3.1.3.2 Implication des émotions dans le processus de stigmatisation

Certains chercheurs suggèrent que le processus de stigmatisation est activé par des attitudes implicites dont les motivations sont profondes et le processus méconnu des individus. Pour d'autres, la stigmatisation est conduite par la motivation consciente et les émotions (Pescosolido, Martin, Lang, & Olafsdottir, 2008). L'émotion déclenchée par des évènements met la personne dans un état motivationnel et cognitif générant une tendance à engager des actions dans certaines directions (Haidt, 2003). C'est pourquoi, l'émotion ou les émotions impliquées dans le processus de stigmatisation (de la source à la cible de stigmatisation) méritent une attention particulière, notamment parce qu'il y a un besoin d'éclaircissement sur la nature des émotions impliquées, leur spécificité ou ambivalence, leur polarité et leur rôle dans ce processus. Ensuite, il est nécessaire d'appréhender la continuité entre ce qui se passe

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en amont (déclenchement de l'émotion), en aval (motivation d'action) et leur lien avec les cognitions.

Notre revue de la littérature internationale sur les réactions émotionnelles face à la MA montre la récurrence d'émotions telle que la honte, l'embarras, la compassion, la tristesse, la détresse, la gratitude, la pitié, la colère, le dégoût et la peur. Sur le plan théorique, certaines d'entre elles ont été détaillées dans la modélisation des émotions morales développées par Haidt (2003).

Dans le contexte de la stigmatisation, tant du point de vue de la source que de la cible de stigmatisation, la modélisation des émotions morales de Haidt (2003) nous paraît pertinente pour plusieurs raisons. Tout d'abord, si les émotions morales concernent le bien-être d'autrui, les émotions qui engagent l'exclusion d'autrui font partie de la nature morale de l'homme (Haidt, 2003). Ensuite, les déclencheurs des émotions morales se rapportent souvent aux actions des autres, en raison de l'intérêt que les individus portent à la bienséance des actions ou des comportements d'autrui, ce qui finalement se rapporte au respect des normes et des conventions sociales. D'ailleurs les normes représentent souvent un enjeu dans le processus de stigmatisation notamment lorsqu'il y a un écart entre les actions des individus et les attentes sociales. Enfin, la motivation à l'action de ces émotions engage la distance sociale (rapprochement/éloignement) envers les individus ciblés. Ces raisons nous paraissent suffisantes pour évoquer les émotions morales dans ce chapitre.

3.1.3.2.1 Les émotions morales

Pour Haidt (2003), les émotions morales déclenchées dans l'intérêt de l'autre, de la société ou de l'ordre social se distinguent par deux caractéristiques spécifiques, à savoir l'aspect désintéressé par rapport au soi (c'est-à-dire tourné vers les autres) du déclencheur de l'émotion, et la tendance à l'action pro-sociale motivée par l'émotion. Toutefois, ce n'est pas l'émotion en soi qui est morale ou pas. C'est le degré d'intensité de ces caractéristiques qui rendent les émotions morales. Selon le croisement de ces deux dimensions et leur degré (intérêt/désintérêt pour le soi et plus ou moins d'action pro-sociale déclenchée par l'émotion) il se dégage quatre familles d'émotions morales dont deux familles élargies (Emotions de condamnation d’autrui et Emotions auto-conscientes) et deux familles restreintes (Emotions

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concernant la souffrance d'autrui et Emotions de louanges d’autrui). La similarité entre les émotions explique le terme "famille".

o Emotions de condamnation d’autrui.

Ce sont les unités formant les sentiments négatifs développés à l’égard d'actions ou d'aspects de personnalité d’autrui, lesquels ne respectent pas la coopération et la réciprocité dans l'interaction sociale. Ces émotions recensent la colère, le dégoût, le mépris, l'indignation et la répugnance. La colère engage très souvent des tendances à l'action égoïstes et anti-sociales.

Paradoxalement, les tendances à l'action du dégoût sont généralement pro-sociales. En effet, en excluant les individus qui déclenchent le dégoût, cela maintient les règles de comportement approprié vis à vis du corps (Haidt, 2003). Quant au mépris, il motive à considérer les individus comme des non-personnes ou des personnes uniquement dignes d'indifférence (Ibid).

Dans le contexte de la MA, l'étude sur vignettes de Werner & Davidson (2004) cherchait à connaître les principales réactions émotionnelles envers les personnes vivant avec une MA.

Les participants (n = 150) étaient invités à exprimer leur ressenti, sur une échelle en 5 points de type Likert variant de 1 (pas du tout) à 5 (extrêmement), face aux personnes présentées sur les vignettes. Le regroupement des résultats en 3 catégories (bas, neutre, haut) révélait peu d'émotions de condamnation d'autrui. C'est ainsi que la colère exprimée montrait dans la catégorie basse 85,9 %, neutre 0.4 %, haute 10.1 %. Quant au dégoût exprimé, il affichait dans la catégorie basse 93,8 %, neutre 4.1 %, haute 2.1 %.

o Émotions auto-conscientes.

Dans une perspective d'adaptation et du maintien de l'intégration des individus au sein des groupes, les émotions auto conscientes (honte, embarras et culpabilité) permettent de gérer et contraindre les comportements et traits de caractère propres aux individus. Ces émotions représentent des unités qui limitent les sentiments de colère, dégoût et mépris face à la violation des normes sociales. Les actions déclenchées par ces émotions permettent la mise en conformité avec les règles sociales et le maintien de l'ordre social (Haidt, 2003). La honte et l'embarras montrent des tendances à l'action communes telles que le retrait social, la dissimulation, la disparition. Plus grave, la honte peut pousser au suicide (Haidt, 2003).

Dans le contexte de la MA, Corner & Bond (2004) réalisaient une étude qualitative parmi des personnes âgées de 62 à 93 ans. Ils observaient que les personnes interrogées déclaraient se

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sentir embarrassées à l’idée de rencontrer un parent ou un ami vivant avec la maladie d’Alzheimer.

Dans l'étude de Werner & Davidson (2004) citée ci-dessus, l'e mbarras exprimé révélait dans la catégorie basse 48,3 %, neutre 28,2 %, haute 23,5 %.

o Émotions concernant la souffrance d'autrui.

Ces émotions concernent la sensibilité à la souffrance d'autrui (Sympathie/compassion, préoccupation de l'autre, chagrin/tristesse). Ces états émotionnels motivent des tendances aux comportements d'aide, de soutien et de soulagement de la souffrance de l'autre.

Dans l'étude de Werner & Davidson (2004) la sympathie exprimée face aux personnes vivant avec la MA, révélait dans la catégorie basse 29 %, neutre 25,7 %, haute 45,3 %. La compassion affichait dans la catégorie basse 16,3 %, neutre 9,6 %, haute 74,1 %. La préoccupation de l'autre montrait dans la catégorie basse 24,8 %, neutre 14,8 %, haute 60,4

%. Le désir d'aide r la personne vivant avec la MA indiquait dans la catégorie basse 7,4 %, neutre 20,7 %, haute 71,9 %.

o Émotions de louanges d’autrui.

Les individus sont sensibles aux actions vertueuses et exemplaires d’autrui et en ressentent des émotions positives telles que l’admiration, le respect, la gratitude et la fierté. En retour, ces émotions positives permettent aux individus de se situer dans le présent "ici et maintenant". Ces émotions positives facilitent les liens sociaux, développent de nouvelles capacités, permettent de s'améliorer ce qui aura un effet bénéfique dans le futur (Haidt, 2003).

3.1.3.2.2 Les peurs concernant la MA

Il est souvent observé dans la littérature sur la MA une émotion telle que la peur de la maladie, de l'exclusion, ou des personnes souffrant de MA. Mais la peur répond peu aux deux critères de définition de l'émotion morale d'après Haidt (2003), à savoir que l'émotion morale est déclenchée par un facteur désintéressé du soi et motive une action pro-sociale. Au contraire, la peur est suscitée par une préoccupation liée à soi ou à des personnes proches.

o Peur de la maladie

En ce qui concerne la maladie, Bishop (1991) suggère de considérer la différence entre la peur de la maladie et la peur d’interagir avec une personne souffrant de cette maladie. A vrai dire c’est le caractère contagieux d’une maladie qui augmente le sentiment de peur, et qui

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augmente l’évitement de la maladie, et de la personne malade (Bishop, 1991). Dans le champ de la MA, l’étude qualitative de Corner & Bond (2004) parmi une population âgée entre 62 et 93 ans révélait que les aînés ressentaient un sentiment de peur à l’idée de développer la MA. Ce sentiment semble retarder les consultations médicales à la survenue de troubles cognitifs.

o Peur de l'exclusion

Cartz Piver et al. (2012) réalisaient une recherche sur le stigmate perçu envers la MA, parmi 517 personnes de la population générale française. Leurs résultats mettaient en évidence une forte peur de l'exclusion à l'évocation de la MA déclarée par les participants.

o Peur des personnes vivant avec la MA

Dans l'étude de Werner & Davidon (2004) devant les personnes vivant avec une MA, la peur exprimée révélait dans la catégorie basse 51,1 %, neutre 16,1 %, haute 32,8 %.

Pitaud et al. (2007) mentionnent le "fantasme de contagion". C'est- à- dire qu'au contact d'une personne souffrant de MA, les individus ont peur d'en souffrir un jour.

3.1.3.2.3 Polarité des émotions

Cacioppo & Gardner (1999), indiquent que les émotions négatives ont pour objectif d'ajuster les états mentaux ou les comportements. Parallèlement les émotions positives servent de signe à rester dans la course, un indicateur favorable à l'exploration de l'environnement ou à la volonté de rencontrer de nouvelles situations ou personnes. Clare et al. (2014), mentionnent que le confinement au domicile et l'absence de toute émotion positive représentent un indicateur objectif de faible qualité de vie des personnes souffrant de démence sévère.

3.1.3.2.4 Ambivalence des émotions

La sévérité perçue d'une maladie peut activer chez le percevant une ambivalence des émotions telle que l'anxiété et la sympathie puis générer de la maladresse dans l'interaction sociale (Pryor, Reeder, & Stutterheim, 2013). L’étude de Katz, Farber, Glass, Lucido, & Emswille (1978) révélait que les personnes en situation de handicap pouvaient attirer à la fois des attitudes de sympathie et d’aversion soit "des attitudes ambivalentes plutôt que simplement hostiles ou sympathiques" (Katz et al., 1978, p. 517). En réalité, ces émotions semblent dépendantes d’actions ou de traits de caractère désirables ou indésirables. Cette observation met en exergue l’ambivalence des attitudes et des émotions à l’égard des personnes

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stigmatisées. Ce constat recoupe d’autres résultats (Dienstbier, 1970; Gergen & Jones, 1963;

Katz, Cohen, & Glass, 1975) vis-à-vis de personnes dévaluées en raison de trouble mentaux ou de préjugés raciaux. Cacioppo & Gardner (1999) postulaient à « l’ubiquité de l’émotion s’étendant sur les domaines de la cognition et du comportement » (Cacioppo & Gardner, 1999, p. 195).

3.1.3.2.5 Lien entre émotion et cognition 3.1.3.2.5.1 Approche philosophique

L'approche philosophique révèle des liens entre émotion et cognition

Dans l'antiquité grecque, Platon (-428/-348) considère les passions comme une partie irrationnelle de l'âme. Proche de ses idées, Aristote (-384/-322) estime que les émotions appauvrissent le jugement et qu'elles doivent se soumettre à la raison. Pour Descartes, (1649) l’âme située dans une glande unique au milieu du cerveau est composée de deux entités. La première constitue les actions de l’âme ou volontés, l'autre intègre les passions ou perceptions. Au sein des volontés, il distingue celles qui se terminent dans l’âme comme par exemple la volonté d’aimer Dieu et celles qui se terminent dans le corps comme la volonté et l’action de se promener. Parallèlement, il différencie les perceptions causées par l’âme telles que la perception des pensées, des perceptions causées par le corps dépendant principalement des nerfs. Il définit les passions de l’âme, soit en perceptions, ainsi les sentiments de joie ou de colère, soit en émotions de l’âme, « causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits ». Kant (1798) distingue les états affectifs favorables des états affectifs défavorables à la vie, qu’il nomme pathologiques, parce que ces états s’opposent à la volonté, à la raison comme liberté. En réalité, pour Kant, la pathologie ne vient pas de l’émotion, de l’affect ou de la passion en soi. Elle vient de son exclusivité, sans être régulée ou rééquilibrée par un opposé. Quant à Hume (1751) il envisage la raison et notamment la moralité déterminée par le sentiment.

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