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l'histoire et étude de la littérature.

Si le suicide est présent dans la mythologie, il est à noter qu'il n'y a pas de mot biblique pour définir cette mort.

La culture judéo-chrétienne considère le suicide comme contraire à l'ordre du monde car visé expressément par un verset de la Bible où l'Eternel s'adresse à l'homme et lui dit : « Et toutefois, votre sang de votre vie, J’en demanderai

compte… »26. Dans cette logique, Dieu donne la vie, ou plutôt la prête à

l’homme, et décide du moment où Il la lui reprendra. Nous n’en sommes pas propriétaire, tout juste dépositaire.

Dans le monde chrétien, autrefois, il était même interdit d'enterrer normalement un suicidé, il ne pouvait être inhumé dans le même lieu que les autres27.

Toutefois, on s'efforçait de comprendre les situations évoquant plutôt la maladie, ce qui réduisait le nombre de suicidés réels, ou considérés comme tels. On parlait d'un suicide lorsque l'individu annonçait très clairement son intention ou en cas de souffrances physiques manifestes ou de grave déshonneur.

Bien entendu, ces arguments ne s'appliquent pas à une personne qui ne croit pas en Dieu et n’a donc pas à rendre une vie qui lui appartient. Mais même chez les athées, il existe un refus du suicide qui par-delà les drames personnels ou les interrogations profondes qu’il soulève, pose la question de l’interaction entre le destin individuel et la vocation générale du groupe humain. Il est cependant

26 Genèse, IX, 5.

considéré par certains comme l’ultime expression de la liberté individuelle, puisqu’il donne les pleins pouvoirs à la personne au moins sur la durée de sa vie.

Comme nous l'avons vu, Albert Camus expose, au début de son ouvrage Le

mythe de Sisyphe, ce qui suit :

« Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le

suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. […] Si je me demande à quoi juger que telle question est plus pressante que telle autre, je réponds que c'est aux actions qu'elle engage. Je n'ai jamais vu personne mourir pour l'argument ontologique. Galilée, qui tenait une vérité scientifique d'importance, l'abjura le plus aisément du monde dès qu'elle mit sa vie en péril. Dans un certain sens, il fit bien. Cette vérité ne valait pas le bûcher. Qui de la Terre ou du Soleil tourne autour de l'autre, cela est profondément indifférent. Pour tout dire, c'est une question futile. En revanche, je vois que beaucoup de gens meurent parce qu'ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. J'en vois d'autres qui se font paradoxalement tuer pour les idées ou les illusions qui leur donnent une raison de vivre (ce qu'on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir). Je juge donc que le sens de la vie est la plus pressante des questions »28.

Faisant le constat de l’absurdité du monde, il envisage le suicide comme une solution logique à l’absence apparente de sens de nos vies. Mais il sort de cette logique avec sa théorie de la philosophie de l’action, aboutissant à la

conclusion que l’homme peut donner du sens à son existence à travers l’action qui nous pousse non pas à résoudre l’absurde mais à l’affronter par la révolte. Son interprétation de la pulsion suicidaire survient lorsqu’on a perdu la possibilité d’agir en toute liberté ou tout au moins perdu de vue cette possibilité. On veut donc savoir ce qu’il y a derrière le rideau de la vie et des apparences, ce qui est assez proche de la version hébraïque du mot suicide. Auparavant, Durkheim suggérait que le suicide soit bien un fait social, une tendance collective qui dépendait surtout de l’état de la société, et concerne plus la sociologie que la médecine. Mais il ajoutait à sa typologie la notion de neurasthénie, ou aujourd’hui de la mélancolie, qu’il connaissait bien puisqu’il se considérait lui-même comme un neurasthénique, d’où sa position peu critique et même empathique envers cette forme de dépression.

Cependant, un des principes de Durkheim reste lié à la complexité des motivations d’un suicide, à la multiplicité des facteurs et à la faculté que nous avons de rendre raisonnable et logique, un acte qui ne l’est pas. Il dit :

« Les délibérations humaines, telles que les atteint la conscience

réfléchie, ne sont souvent que de pure forme et n’ont d’autre objet que de corroborer une résolution déjà prise pour des raisons que la conscience ne connaît pas. »29

La victime sait qu’elle est en train de se tuer, mais ne sait pas exactement pourquoi ou tout au moins se trompe sur sa véritable motivation. Existe le moment de la prise de décision, puis le temps de construction de la motivation. En se fondant sur l'analyse de Durkheim, nous pouvons établir qu'une des faiblesses de nos sociétés contemporaines, celles qui veulent aller vite, est de laisser les uns ou les autres en dehors du mouvement. Pour certains, ce serait presque une réplique de la théorie de l’évolution avec son corollaire, la possibilité pour les plus forts seuls, de poursuivre l’aventure humaine par une sorte de sélection naturelle des meilleurs. On entend souvent, après un suicide, dans une sorte d’épitaphe d'un homme, mais qui est en fait l’oraison funèbre de notre monde : « il ne trouvait plus sa place dans la société. » Nous développons un modèle social où il n’existe que deux types d’humanité : l’homme sous influence et l’homme sous contrôle. Sortir de là, implique un risque que d’aucuns, encore une fois, assument mieux que d’autres.

Le suicide est toujours multifactoriel et intime et ne peut trouver d'explication par des seules statistiques, mais il porte en lui d’immenses questions existentielles comme le divorce, le chômage, la pauvreté, la souffrance

physique, le deuil d’un être aimé, ou tout simplement l’incompréhension. Le sentiment de n’être pas compris des autres et surtout de ses proches. Ce sont là des maux de société, des maux du lien ou de la rupture, mais toujours avec de multiples raisons. Et c'est cette dimension multifactorielle qui est compliquée à expliquer car il est plus simple, pour une organisation, de justifier un suicide par des raisons privées plutôt que par une responsabilité du groupe. C'est cette notion de complexité d'un système qu'interroge justement Christian Morel.

Il pose comme préalable à la recherche de la fiabilité d'un système, la question développée par McCammon des pièges du raisonnement et le fait d'accepter la complexité de ces mêmes systèmes. Ces écrits à ce sujet sont tout à fait transposables à notre problématique30:

"La fiabilité impose d'accepter la complexité naturelle, qu'elle soit

humaine ou sociale. La simplification des interprétations, loin d'aider à la sécurité et à la performance, crée du danger. Par exemple, la simplification dans l'analyse d'un évènement défavorable conduit à désigner des coupables, ce qui entraine un double danger: d'une part, les causes profondes sont ignorées; d'autre part, l'attitude accusatoire incite les individus à ne pas faire remonter les futurs incidents."

Christian Morel poursuit sur cette idée 31:

"La notion française d'arbre des causes, utilisée dans les entreprises pour

analyser les accidents du travail, est un autre exemple d'acceptation de la

30 Christian Morel, Les décisions absurdes II, comment les éviter. Paris, Gallimard, 2012, p. 217. 31 Idem, p. 218.

complexité. L'idée est qu'il faut chercher en profondeur si l'on veut atteindre les racines d'un problème".

Les hommes se construisent en se séparant comme l’affirme la Genèse32 :

« C’est pourquoi un homme quittera son père et sa mère, il s’unira à sa femme

et ils formeront une seule chair. » Un couple est une union et ne peut se

concevoir qu’après une séparation d’avec les parents. Mais se séparer implique de se retrouver dans une autre solidarité. A chaque période de choix, correspond une petite période de deuil. Certains affrontent mieux que d’autres ces instants de rupture. Pensons à la panique de ces chercheurs d’emploi conduits à camoufler les temps de chômage sur leur CV comme s’il était impensable qu’il y ait une solution de continuité dans notre trajectoire parfaite.

Souvent, la personne est détruite au quotidien par sa vision sans avenir, entre un monde qu’elle a quitté et un monde qu’elle n’a pas encore pu intégrer. Toutefois elle ne cherche pas à mourir, mais juste à cesser de souffrir. Le suicide ne serait rien d’autre qu’une sorte de morphine morale… mais définitive. D’ailleurs, souvent les proches témoignent d’un mieux-être les derniers jours précédant le suicide, et c’est normal.

D’abord l’obsession du suicide, puis se posent les échéances comment, où et enfin, quand ? Lorsque la personne a déterminé le moment de sa fin, elle va mieux, car elle passe d’une souffrance en CDI à une douleur à durée déterminée.

Désormais nous nous trouvons face à une question fondamentale, celle proposée par le mot hébreu qui désigne le suicide, celle de ne pas savoir. Dès que nous récupérons une donnée connue, nous redevenons un être pensant. Paradoxalement, c'est le fait de savoir quand nous allons mourir qui nous replace dans le monde des vivants.

Même chez ceux qui condamnent le suicide, les esprits les plus pieux comme les plus rationnels, il y a la tentation du geste. Lors d’un sondage33 réalisé en France

sur les personnes âgées de 18 ans et plus, il apparaît que 13 % d’entre elles ont répondu par l’affirmative à la question : « Vous-même, avez-vous déjà envisagé sérieusement de vous suicider ? » La tentation existe donc, et probablement plus fréquente en simple attraction.

La Bible ne dit pas autre chose34 : « Je place devant toi la vie et la mort, et tu

choisiras la vie. ». La vie est donc le résultat d'un choix à renouveler

perpétuellement face à une autre possibilité qui est la mort. Et c'est peut être justement cette alternative permanente qui est le propre de l'homme, laissant supposer qu’il y a un effort à faire pour choisir la vie.

Fort heureusement, cette tentation de la mort, du suicide, ne reste qu’une option immédiatement écartée, mais qui nous semble être une des solutions possibles, soit à notre problème du moment, soit à notre besoin d’informer les autres. Par le témoignage de ce geste ultime et absolu, nous prévenons que nous sommes

33 Sondage BVA, Les Français et le suicide, 16 octobre au 17 octobre 2009. 34 Deutéronome XXX, 19-20.

seuls ou rejetés. C’est le temps, la possibilité d’expliquer, d’amender, de se repentir, diraient les religieux, qui nous offre une nouvelle perspective.

Les suicidés se trouvent devant l’impossibilité ou la grande difficulté d’évaluer les risques et les avantages de plusieurs décisions possibles. En considérant un plan plus personnel, un suicide résulte d'une grande souffrance qui n'a pu être verbalisée et qui n'a pas été perçue par l'entourage35, une forme de choix terrible

entre l'action et la parole au détriment de cette dernière. Et même au plan social, si collectivement il y a une impossibilité à exprimer une souffrance ou une revendication, le suicide devient alors une façon d’agir lorsqu'il est impossible de parler. Les ressorts du suicide pour une institution restent lourds de conséquences car ils jouent sur la peur, l'angoisse, la culpabilité, la violence et l'agressivité du groupe.

A travers l'histoire nous allons étudier ces types de glissements, entre tentation et rejet du suicide.

1. 1 : Quelques enjeux liés à la question du suicide dans l'histoire.

Le suicide reste un interdit philosophique et religieux, et ce, dans toutes les grandes religions monothéistes, depuis les origines de notre civilisation.

De l’invention du néologisme36 au XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, en passant

par la pratique de l’exorcisme, à l’internement, le comportement social a connu bien des changements. L’interrogation première, rappelée par Camus, est celle de « juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue »37. Le suicide a

été passionnément discuté à l’aune de cette interrogation. La vision du suicide dans l'histoire porte essentiellement la marque de la longue condamnation établie par la société judéo-chrétienne, même si à travers le monde, le suicide est perçu différemment.

Dans les religions orientales, le suicide représente la forme ultime d’expression de la foi. Dans l’hindouisme, il rompt le cycle des réincarnations et permet ainsi l’atteinte du Nirvana. Dans le shintoïsme, il existe un mépris de l'illusion de la vie, et il en résulte des conduites comme le seppuku, lorsque le groupe l’emporte sur l’individu. Le bouddhisme connaît surtout le suicide de protestation, en particulier celui des bonzes. Pour l’islam, le suicide peut se justifier par la guerre

36 Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, 1992. 37 Albert Camus, Le mythe de Sisyphe. Paris, Gallimard, 1985

sainte. Enfin, il existe des sociétés dans lesquelles, en cas d’offense au groupe, le sujet peut demander le droit de se suicider. Ce type de suicide se rencontre en Polynésie et chez certains Indiens d’Amérique du Nord. En Inde, lors de la crémation de son mari décédé, autrefois, la femme était également brûlée…ce qui n'était pas vraiment un suicide. Chez les Eskimos, une personne âgée pouvait demander à la communauté de mettre fin à ses jours, ce qui se rapproche du suicide "altruiste" de Durkheim38.

La période antique reflète deux idées fondamentales à l’égard du suicide qui perdureront à travers les siècles et que retrouvons aujourd'hui, sous une forme ou l'autre. Le pythagorisme s’oppose fermement au suicide alors que le stoïcisme y est nettement plus favorable. Entre ces deux positions, existe toute une gamme d’opinions nuancées. Nous pouvons classer de la sorte les philosophes en deux catégories. D’un côté ceux qui blâment le suicide parce que l’homme ne s’appartient pas : il est la propriété des dieux ou de l’Etat, et de l’autre, des philosophes pour lesquels l’homme demeure absolument libre de mettre fin à ses jours parce que son corps lui appartient pleinement, ses souffrances justifiant son suicide.

Pour Aristote le suicide est condamnable en toutes circonstances car il affaiblit la Cité en retranchant un citoyen utile au bon fonctionnement de celle-ci, provoquant la colère des dieux sur la ville. Il considère le suicide comme une lâcheté face aux difficultés de la vie. Aristote ajoute même :

« Une sorte de déshonneur s’attache à quiconque se donne la mort

puisqu’on dit qu’il a commis une injustice contre la Cité […] La loi ne nous ordonne pas de nous supprimer nous-mêmes, et ce qu’elle n'ordonne pas, elle le défend[…] On ne doit pas considérer ceux qui se suicident pour échapper à la pauvreté, ou par suite d’un chagrin d’amour ou toute autre affliction, comme des gens courageux mais comme des lâches »39.

La position d’Aristote souligne la double dimension sociale et individuelle du suicide.

Platon s’exprime avec plus de nuances. Dans son Phédon, l’homme ne doit pas se donner la mort volontairement car, à l’instar des pythagoriciens, il considère l’homme comme la propriété des dieux, comparant leur courroux à celui qu’aurait un homme devant la destruction de ses biens. Toutefois, il admet le suicide rationnel soumis à la sentence des magistrats. On ne blâme celui qui se donne la mort que s’il agit sans la permission des magistrats, ou bien sans y avoir été déterminé par une position pénible et intolérable, un déshonneur extrême ou une profonde souffrance physique. Le suicide apparaît déjà trop complexe pour être condamné avec légèreté. La dimension individuelle du suicide a toujours été prise en compte, en s’interrogeant sur les motivations du suicidé. S’il a agi sous l’empire de la détresse, son acte, qualifié d’inconscient, ne sera pas blâmé40.

39 Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V.

Trois courants philosophiques importants s’affirment clairement en faveur de la mort volontaire : le cynisme, le stoïcisme et l’épicurisme. L’école des cyniques professe une apologie du suicide : la vie ne semble un bien qu’à l’insensé, le sage n'éprouve pour elle qu’indifférence, la mort lui paraissant tout aussi désirable. Beaucoup de cyniques se suicident. Cette disparition terrestre ne représente rien pour eux, la patrie de l’homme étant l’univers tout entier. Pour la première fois, les philosophes recommandent la mort pour d’autres raisons que la contrainte des événements, le déshonneur ou la souffrance physique. Pour le stoïcisme la justification du suicide demeure un véritable dogme. Un jour, Zénon, son fondateur, tombe, se casse un doigt et frappe la terre de sa main en criant : « Me demandes-tu ? Je suis prêt! ». Il se donne la mort.

Epicure de Samos propage à son tour la mort volontaire. Il meurt après avoir écrit plus de 300 volumes dans lesquels il convainc l’homme, à son sens aliéné, que la vraie sagesse est de laisser à chaque homme le libre exercice de son existence :

« Familiarise-toi avec la mort, car la mort n'est rien ; tout bien et tout

mal résident dans cette sensation. Le sage ne tient pas à vivre la durée la plus longue, mais la durée la plus agréable. De ce fait, l’homme n'a rien à craindre. Son seul but doit être d’éviter les douleurs et les tourments

quand ils sont intolérables et persistants. Le suicide est la ressource suprême »41.

Epicure recommande de vivre tant que l’on trouve des plaisirs mais exhorte ses disciples à se tenir toujours prêts à quitter la vie au moindre appel des circonstances.

L’Antiquité classique gréco-romaine nous donne une liste de personnages célèbres ayant mis fin à leurs jours, tels Thémistocle, qui, selon Thucydide, « ne

se sentait pas en état d'accomplir les promesses qu'il avait faites au Roi »42,

Démosthène, s'empoisonnant afin d'éviter d'être assassiné dans le temple de Poséidon à Pôros, Diogène, qui selon une version, aurait fait le choix d'arrêter de respirer, Socrate, qui boit la cigüe tout à fait en conscience, Lucrèce, à propos duquel Paul Nizan écrit : « Le sens extraordinaire de l'angoisse qui domine le

De rerum natura révèle assez un homme capable de pousser jusqu'à la mort volontaire le désir d'échapper à l'angoisse »43, Antoine et Cléopâtre pour éviter de contempler leur défaite, Sénèque, qui se suicide pour ne pas encourir la peine de mort décrétée par Néron, Caton…

A l’instar des philosophes, la mythologie reflète les aspirations et croyances fondamentales d’une société qui n'a jamais condamné le suicide. Les aventures des dieux et des héros traduisent des dogmes philosophiques et des notions morales impliquant souvent une position nouvelle pour le suicidé, son entourage

41 Épicure, Lettre à Ménécée, Revue de Métaphysique et de Morale, 1910, 18, p. 397-440. 42 Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Livre I, CXXXVIII.

ou pour les événements à venir. Certains suicidés sont même de véritables dieux. Dans l’antiquité, le suicide est parfois présenté comme un acte d’héroïsme.

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