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Le gradient social dans les usages de cannabis à l’adolescence

III. RESULTATS

III.5 Le gradient social dans les usages de cannabis à l’adolescence

Les variables considérées furent les suivantes : le sexe, le SES-F tel que précédemment défini ; la déscolarisation (le redoublement au cours de la scolarité, dès lors que l’année en cause n’est pas connue, est abandonné au profit de l’abandon scolaire dont les associations avec les usages de cannabis apparaissaient plus fortes) ; la consommation de tabac, d’alcool ou de cannabis d’au moins un des deux parents ; la séparation parentale (sans que l’âge du répondant auquel elle arriva fut connu) ; le fait de vivre hors du domicile familial, qui apparaît lié à des opportunités de consommation plus fréquentes par une simple diminution des possibilités de surveillance de la part des parents52 (Cloward et Ohlin, 1960) ; consommation régulière d’alcool et de tabac (•10 usages par mois et consommation quotidienne, respectivement) ; expérimentation d’une autre substance illicite durant la vie (parmi les champignons hallucinogènes, les poppers, les solvants et produits à inhaler, les amphétamines, l’ecstasy, le LSD, la cocaïne, l’héroïne) ; et enfin la déclaration d’au moins une sortie par semaine avec les amis dans les bars et en soirée, durant l’année écoulée.

Les indicateurs d’usages de cannabis ont été divisés en 3 groupes : l’usage général regroupant l’expérimentation mais pas l’usage dans l’année écoulée, 1-9 usages dans l’année, 10 usages et plus dans l’année ; les usages fréquents définis pour les seuls individus ayant fumé du cannabis au moins dix fois durant l’année écoulée, regroupant 10 usages et plus dans l’année mais moins de 9 au cours du mois écoulé, 10-19 usages dans le mois écoulé et 20 usages au moins dans le mois écoulé ; finalement, les usages importants, regroupant la consommation intensive ponctuelle (au moins 4 joints fumés personnellement durant la dernière consommation), l’usage problématique de cannabis, défini par le test CAST (Legleye et al., 2010). Ces deux derniers indicateurs n’étaient définis que pour les usagers durant l’année écoulée. L’idée sous-jacente à ce découpage est que d’après les résultats précédents, l’association entre milieu social et fréquence d’usage devait s’inverser pour des usages compris entre l’expérimentation et l’usage quotidien. Nous avons donc arbitrairement coupé choisi de couper le problème en deux : la modélisation de l’usage général offre un point de vue

global sur le phénomène que l’on cherche à décrire, mais détaille les usages épisodiques (expérimentation, moins de 10 usages dans l’année). La modélisation des usages fréquents permet d’observer ce qui se passe parmi les usagers les plus consommateurs dans le modèle précédent, soit ceux qui ont fumé 10 fois et plus au cours de l’année écoulée. Cette façon de faire permet de mettre l’accent sur les faibles usages d’un côté, les usages importants pour les consommateurs « avancés » de l’autre. Précisons enfin qu’au lieu de distinguer les usages quotidiens, nous avons retenu au moins 20 consommations dans le mois écoulé, afin de compenser la diminution de la prévalence de la consommation quotidienne de cannabis entre Escapad 2005 et 2008 (5,2% à 3,2%).

Sur le plan statistique, nous avons retenu des régressions logistiques multinomiales pour la modélisation des usages épisodiques et des usages fréquents (la modalité la plus élevée de la première variable étant la plus faible de la seconde, ce qui assure la logique de l’analyse) ; mais des régressions logistiques dichotomiques indépendantes pour les deux indicateurs d’usages importants.

Ces deux indicateurs ne pouvaient en effet pas être reliés simplement aux deux autres car ils étaient définis de façon indépendante. Par ailleurs, un de nos objectifs fut également de tester si le milieu social jouait de façon différenciée chez les filles et les garçons. Nous avons donc introduit des interactions entre SES-F et sexe des enquêtés afin d’en tester la significativité. Finalement, nous avons choisi de représenter nos résultats de façon graphique afin de simplifier leur exposé et d’illustrer l’existence de ces gradients positifs et négatifs entre milieu social familial et niveau d’usage. Aussi, nous avons délaissé la partie de l’analyse relative aux autres variables pour nous concentrer sur celles-ci. Indiquons également pour clore ce rappel de la méthodologie utilisée que nous avons eu recours à des analyses logistiques généralisées pour deux raisons. D’une part, comme cela a déjà été mentionné, pour pouvoir comparer les OR associés aux différents indicateurs d’usages de nos variables expliquées ainsi que leurs intervalles de confiance car ils sont alors calculés dans le

même modèle, ce qui n’est pas le cas des analyses logistiques dichotomiques53 (Mood, 2010).

D’autre part, parce que cette méthode permet de recourir aisément à la construction d’indicateurs exclusifs plutôt qu’inclusifs relativement aux fréquences : classiquement en effet, l’expérimentation est une mesure de stock qui désigne le fait d’avoir consommé au moins une fois dans sa vie, et sous ce vocable sont agrégés des personnes qui n’ont jamais renouvelé leur expérimentation et tous les usagers plus fréquents et intensifs. Par conséquent, modéliser des variables dichotomiques comme

« expérimentation » (oui/non), « usage dans l’année » (oui/non), etc. jusqu’à « 20 usages et plus par mois » (oui/non) implique à chaque fois de considérer dans la catégorie de référence des individus qui sont de plus en plus consommateurs, ce qui diminue nécessairement le pouvoir discriminant de telles analyses. Dans l’analyse généralisée au contraire, la catégorie de référence est la même pour toutes les modalités modélisées (l’abstinence pour l’usage général, 10 usages et plus dans l’année mais au plus 9 dans le mois pour les usages fréquents).

Nous avons pu montrer d’abord que pour l’expérimentation jusqu’à 1-9 usages par mois, les enfants de tous les milieux sociaux étaient moins consommateurs de cannabis que les enfants des familles les plus aisées, à savoir celles des cadres et professions intellectuelles supérieures. Plus la distance sociale entre le groupe social considéré et la référence (le groupe des cadres et professions intellectuelles supérieures), plus la fréquence d’usage était élevée, plus les écarts étaient importants (OR compris entre 0,85 pour 1-9 usages l’année passée pour les artisans commerçants et 0,52 pour au moins 10 usages dans l’année écoulée parmi les agriculteurs exploitants). Pour les usages fréquents (10 usages au moins par an mais moins de 9 dans le mois, jusqu’à 20 et plus dans le mois), c’est l’observation contraire qui a été faite : les enfants des milieux les plus modestes apparaissaient nettement plus souvent consommateurs que les enfants de cadres. Précisément, plus la distance sociale entre les groupes était importante, plus les fréquences d’usages étaient élevées, plus les OR étaient élevés (entre 1,30 et 2.05). Enfin, parmi les usagers durant l’année écoulée, plus les jeunes

étaient de milieu modeste, plus ils apparaissaient avoir un usage important, qu’il s’agisse d’une consommation ponctuelle intensive ou d’un usage problématique (OR compris entre 1,24 et 2,03).

Dans ces analyses, les enfants d’agriculteurs apparaissaient un peu à part des autres. En effet, ils sont moins souvent consommateurs (quel que soit le niveau d’usage considéré) que les jeunes des familles de cadres mais aussi moins souvent consommateurs que ceux des milieux moyens supérieurs (professions intermédiaires, artisans commerçants et employés) ; mais ils ne se distinguent plus significativement des enfants de cadre dans les analyses portant sur les usages fréquents ou importants. Les enfants de parents inactifs/chômeurs ou de parents ouvriers apparaissent quant à eux toujours les plus différents (en sous-consommation pour les usages peu fréquents, en surconsommation pour les usages fréquents ou importants).

Relativement au genre, en revanche, aucune analyse ne permettait de conclure à une interaction entre le sexe des enquêtés et le milieu social.

Ce travail conforte donc nos acquis précédents : les jeunes des milieux les plus favorisés consomment plus souvent que les autres lorsqu’il s’agit de consommations plutôt épisodiques ; mais ils sont en retrait pour les consommations les plus intensives ou problématiques. L’interprétation que nous pouvons en fournir n’est toutefois pas plus riche que celles livrées précédemment et repose presque exclusivement sur les observations qualitatives relevées à Paris : l’attachement à l’école et la projection dans l’avenir sont plus importants parmi les enfants des milieux favorisés que parmi ceux des milieux populaires. De la même façon, nous pouvons conclure que notre définition du milieu populaire laisse cohabiter deux groupes d’individus hétérogènes du point de vue du rapport au cannabis : d’un côté des jeunes réticents à expérimenter ou bien consommer même épisodiquement, de l’autre des jeunes qui franchissent plus facilement les étapes pour atteindre des usages très fréquents voire problématiques. Cela devrait inciter les chercheurs à mieux cerner cette population en exhibant les variables charnières entre ces deux groupes.

Finalement, nous avons également montré que bien que le cannabis soit plus consommé par les garçons que par les filles, et ce d’autant plus que les fréquences d’usages observées ou les intensités concernées soient plus élevées, le milieu social parental joue de la même façon pour les deux sexes.

Ainsi, même s’il existe à l’adolescence un gradient social familial (et même individuel si l’on considère les difficultés scolaires comme nous l’avions mis en évidence précédemment), on ne trouve pas de différenciation sexuelle de ce point de vue. Ce point contraste avec ce qui est observé pour les plus jeunes adultes (voir III.2 notre étude sur les 18-25 ans) pour le cannabis et l’alcool et plus généralement pour les adultes pour le tabac (voir III.1 notre étude sur la diffusion du tabagisme) et l’alcool (voir I.3.10). Toutefois, notons que dans notre descriptif des résultats en population adolescente française (I.4.2), il nous était déjà apparu que le ratio de genre54 était globalement invariant dans les différents milieux sociaux pour différents indicateurs d’usage de cannabis, de l’expérimentation jusqu’à l’usage régulier et problématique au sens du CAST. Nous confirmons donc ici d’une manière plus solide ce résultat général.

Sur le plan des limitations, nous ne répèterons pas celles déjà soulignées et liées à ce type d’enquête et notamment à l’identification du milieu social parental et des variables contextuelles comme la disponibilité du cannabis dans l’environnement des adolescents, qui ont été discutées dans l’article présenté au chapitre précédent. Il nous semble plus pertinent de mentionner que nous avons vérifié que nos analyses aboutissaient aux mêmes résultats si l’on retenait une seule analyse logistique généralisée pour tout le continuum de fréquence d’usage (de l’expérimentation à au moins 20 usages par mois) ou bien une succession d’analyses logistiques dichotomiques. Dans le premier cas toutefois, les résultats apparaissaient moins lisibles graphiquement, du fait du nombre de modalités des variables expliquée et de milieu social (7 chacune) et du fait de la non linéarité de la liaison entre les deux. La dichotomie choisie simplifie grandement l’exposé. Dans le second cas, les résultats sont confirmés mais moins nets du fait du problème de l’utilisation de catégories non

exclusives pour les variables à expliquer et surtout l’interprétation de leur lecture n’est pas garantie pour les raisons statistiques mentionnées plus haut.