Les zones francophones, enjeu de présence territoriale et de rivalité de puissances Si la diplomatie d’un État, en tant que politique régalienne, doit veiller en premier lieu aux intérêts fondamentaux de son pays, à sa souveraineté territoriale, aux risques extérieurs pour son ordre public et au bien-être de ses populations, la francophonie est, pour la France en particulier, une ressource à ne pas négliger. Mais cette ressource peut être jalousée par d’autres puissances. Ceci posé, la diplomatie française doit conserver son rôle dans une sphère d’influence qui ne lui est en rien acquise.
La francophonie donne au moins deux atouts que la diplomatie française aurait tort de ne pas exploiter à son avantage. Elle vient à l’appui d’une présence territoriale dans tous les océans du monde avec les Outre-mer, et peut constituer un axe de coopération régionale avec les pays voisins dans des zones éloignées de l’hexagone où la France aurait du mal à manifester sa présence sur la scène internationale ; des entreprises et des filières économiques qui se sont largement mondialisées en particulier grâce à un ancrage historique dans des pays de l’espace francophone.
La francophonie a été identifiée par les territoires français d’outre-mer et l’État comme une ressource à mobiliser pour penser une politique de développement régional compatible avec l’affirmation d’une présence territoriale française dans ces zones. Ainsi, par exemple, la présence française en Amérique doit tenir compte des 12 millions de francophones vivant dans le bassin caribéen, alors que les Antilles françaises et la Guyane ne comptent qu’un million d’habitants. Ce constat a récemment justifié une innovation dans la diplomatie française, le.la législateur.rice ayant permis à des ensembles de territoires d’outre-mer de disposer des services d’une représentation propre, ainsi que de la mise à disposition par le MEAE, d’ambassadeur.rice.s déléguées spécifiques28.
L’espace géographique que constituent les pays francophones est également un atout pour les intérêts fondamentaux de la France en termes d’approvisionnement et de débouchés pour notre économie, dans la mesure où les entreprises françaises y exploitent des positions fortes. De ce point de vue, l’espace des pays francophones intéresse aussi d’autres puissances qui cherchent à tirer un meilleur parti de la mondialisation des échanges pour exporter leur savoir-faire ou exercer les leviers nécessaires à la maîtrise de leurs enjeux démographiques.
Le Canada, importante puissance économique mais dont le rôle sur la scène internationale est plus modeste, trouve ainsi un intérêt évident à exercer une présence active sur la scène internationale francophone (cf. Annexe 5). Il dispose via les trois gouvernements qui siègent à l’OIF au côté de l’État fédéral, d’une influence forte dans la gouvernance de cette organisation. Il a joué un rôle moteur dans les orientations prises par la Francophonie institutionnelle en matière économique, notamment en accueillant l’IFDD à Québec. Il est aussi pays d’accueil volontaire pour attirer vers lui des jeunes étudiant.e.s ou diplômé.e.s
28 Audition de M. Jean-Bernard Nilam, ambassadeur, délégué à la coopération régionale dans la zone Antilles-Guyane devant la section des affaires européennes et internationales et la délégation à l’Outre-mer du CESE.
Avis
en provenance des pays de l’espace francophone, identifié.e.s comme des atouts pour son économie.
La sphère d’influence francophone est une ressource évidente pour la diplomatie française, mais la France doit demeurer consciente de l’atout que la Francophonie institutionnelle, à l’origine de laquelle elle a largement contribué, peut représenter pour d’autres grands pays.
Une diplomatie encore nettement bilatérale
La diplomatie de la France en faveur de la francophonie ne se limite traditionnellement pas à la diplomatie multilatérale. Le MEAE, mais aussi d’autres ministères, le ministère de l’Economie et des Finances, qui exerce une co-tutelle sur l’AFD, le ministère de l’Education nationale qui met à disposition des enseignant.e.s auprès des lycées de l’Agence de l’enseignement français à l’étranger (AEFE), le ministère de la Culture qui finance pour partie les Instituts français et services de coopération et d’action culturels, déploient des crédits et pilotent des programmes de subvention qui tous s’inscrivent dans une stratégie d’influence pour maintenir la vitalité des échanges avec les pays de la francophonie ou en faveur de l’enseignement du français langue étrangère.
Comme l’a indiqué Mme Caroline Malausséna29, ancienne déléguée aux affaires francophones, son service, qui s’inscrit dans la direction générale des affaires politiques du MEAE, a une fonction transversale sans exercer la supervision sur l’ensemble de ses programmes en lien avec la francophonie. C’est la direction générale de la mondialisation, de la culture, de l’enseignement et du développement international du MEAE qui suit une part importante de ces programmes et exerce la tutelle sur de nombreux.euses opérateur.
rice.s jouant un rôle important dans la politique francophone de la France, mais sans lien articulé avec les principales instances de la Francophonie institutionnelle multilatérale mentionnées par la Charte de la francophonie.
Ainsi, la politique française en matière de francophonie semble faire apparaître deux lignes, l’une multilatérale avec le suivi des affaires de l’OIF au sein de la direction des organisations multilatérales, et l’autre plus bilatérale dans laquelle les politiques portées depuis Paris font l’objet de programmes transversaux, dotés de moyens bien plus substantiels que la première.
Si la France est encore dotée de moyens importants pour assurer une politique d’influence souple dans le monde et notamment vers les pays de l’espace francophone comme en témoignent les crédits gérés par la DG Mondialisation et d’autres programmes pilotés depuis d’autres ministères, il reste qu’il paraît impossible de chiffrer l’ensemble des moyens consacrés par la France à la politique francophone. C’est notamment le cas des subventions d’aide au développement dirigées vers des pays francophones, qu’elle soit bilatérale ou multilatérale, dont il est difficile de connaître la destination en termes de projets financés. De même, les financements de bourses destinées au suivi de cursus
29 Audition de Mme Caroline Malausséna devant la section des affaires européennes et internationales du CESE.
DÉCLARATIONS/SCRUTINANNEXESAVIS scolaires en français ne sont pas signalés comme affectés à un quelconque programme de
développement de la francophonie.
Pour autant, le chiffre global du budget consacré au programme 185 « diplomatie culturelle et d’influence », s’élevait à près de 713 millions d’euros en autorisation d’engagements dans le Projet de loi de finances 2017. Ce chiffre englobe beaucoup d’actions directement en lien avec le développement d’une influence utile à la francophonie, même si toutes les actions ainsi financées ne le sont pas. Il faut y ajouter d’autres fonds qui viennent d’autres programmes du budget de l’État, et notamment ceux destinés à l’APD dont les subventions sont aussi susceptibles d’être dirigées vers les politiques éducatives de certains pays francophones30. Enfin, bien que la loi n°2014-773 d’orientation et de programmation sur la politique de développement et de solidarité internationale adoptée le 7 juillet 2014 ait disposé que la politique de développement et de solidarité internationale « accorde une attention particulière à la francophonie et participe à la cohésion politique et économique de l’espace francophone », aucun indicateur précis dans les lois de finances ne permet de rendre compte de la manière dont ces orientations sont mises en œuvre.
En synthèse, le chiffre consolidé de l’ensemble des moyens consacrés globalement à la politique française de la francophonie n’est pas disponible, sans doute aussi pour des raisons liées à une identification faible de son intérêt politique dans l’opinion publique. Toutefois, ce budget reste suffisamment élevé pour constater que la France n’a pas abandonné ce sujet : les montants des programmes consacrés de près ou de loin à l’aide apportée par la France aux pays de l’espace francophone dans des politiques en lien direct avec les politiques éducatives et culturelles sont élevés et distribués dans un cadre plus bilatéral que multilatéral. Pour mémoire, le budget consacré par la France à l’OIF se limite à quelques dizaines de millions d’euros, ce qui en fait la première contributrice suivie de près par le Canada, alors que les fonds consacrés à l’espace francophone sous diverses formes (APD pour la construction d’infrastructures, notamment éducatives, bourses d’enseignement, action culturelle) sont substantiellement plus élevés.
Ainsi les pays de l’espace francophone sont bénéficiaires d’une part importante des engagements de l’AFD s’inscrivant dans un cadre de relations bilatérales. Mais, sans agréger l’ensemble de ces aides qui ne contribuent pas toutes à une politique de la francophonie, la France n’a pas forcément une claire vision d’ensemble des moyens qu’elle y consacre. Cela peut avoir pour effet indirect une méconnaissance du risque de perte de substance des politiques qui servent la francophonie.
30 Deux autres programmes au sens de la LOLF, concourant à la mission de « l’APD », regroupent des crédits qui peuvent être mobilisés dans les relations bilatérales de la France avec les pays de l’espace francophone. Il s’agit des programmes 209 « solidarité à l’égard des pays en développement » et 110 « aide économique et financière au développement ».
Avis
Une diplomatie culturelle dont la portée tend à se réduire faute de moyens budgétaires
Sur la longue durée, un exemple permet d’attester une diminution budgétaire sensible des moyens consacrés à l’action « coopération culturelle et promotion du français » (de la LOLF) : selon une étude récente, l’action « langue et culture française » a perdu 44 % de ses crédits entre 2006 et 2010 (de 110 à 61 millions d’euros) alors que ceux destinés à l’action
« renforcement des échanges scientifiques, techniques et universitaires » diminuaient de 13 % (de 63 à 54 millions d’euros). Cette dégradation se poursuit aujourd’hui : les crédits de l’action « coopération culturelle et promotion du français » perdent 11 % de 2010 à 2013, ceux de l’action « attractivité et recherche », 8 %»31. Si la baisse des moyens consacrés à ces actions a semble-t-il marqué le pas ces dernières années (la dernière loi de finance a permis de consacrer 64 millions d’euros à l’action « coopération culturelle et promotion du français »), la pause dans la diminution des moyens n’a pas permis de remédier à la perte considérable des moyens directement consacrés par la France à la promotion du français dans certains pays.
Pour illustrer la perte d’influence directement liée à la réduction des moyens consacrés par l’État français aux politiques éducatives nationales, un exemple est parlant. La diminution sensible des bourses consacrées au financement de cursus d’élèves étranger.ère.s dans les lycées français de Dakar a conduit certaines familles de la classe moyenne éduquée de la capitale sénégalaise à orienter leurs enfants vers d’autres formations que celles offertes par le lycée français. Ce fait est aussi à mettre en relation avec d’autres tendances observées par l’Association parlementaire de la Francophonie (APF)32 qui indique que seuls 20 % des parlementaires sénégalais seraient aujourd’hui francophones. Plus généralement et au-delà du seul cas du Sénégal, il se déduit des statistiques d’inscription que le service des lycées français à l’étranger accueille tendanciellement de plus en plus les enfants d’expatrié.e.s et de moins en moins d’enfants étranger.ère.s.
Il reste que les politiques éducatives demeurent une compétence régalienne des États et que le rôle de la diplomatie d’influence française dans l’espace francophone ne saurait être analysé à travers la seule promotion d’un enseignement du ou en français. Il faut concevoir ce rôle dans un cadre bilatéral plus large, sous l’angle de l’APD consacrée aux infrastructures éducatives en lien avec les États bénéficiaires de cette aide. De ce point de vue, les subventions consacrées à ce chapitre sont dépendantes du niveau de crédits que le budget national français est prêt à lui accorder.
L’avis consacré à la coopération (« La politique française de coopération internationale dans le cadre de l’agenda 2030 du développement durable », octobre 2016) a bien montré les limites des montants financiers consacrés à l’ensemble de l’APD dans le cadre bilatéral français, pour un effort se limitant à 0,37 % du revenu national brut, et qui reste très en dessous du niveau actuellement consacré par d’autres pays. Bien que permettant de dégager des montants considérables à l’éducation, de tels moyens demeurent encore très nettement 31 D. Haize, « La diplomatie culturelle française : une puissance douce », in Ceriscope Puissance, 2013, revue en ligne, URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part2/la-diplomatie-culturelle-francaise-puissance-douce
32 Audition en section de M. Pascal Terrasse, secrétaire général de l’APF, ancien député.
DÉCLARATIONS/SCRUTINANNEXESAVIS insuffisants eu égard au dynamisme démographique des pays en développement,
notamment ceux de l’espace francophone ou proches de celui-ci.
Le rôle de la France dans la francophonie se définit aussi par sa capacité à aider financièrement les pays, francophones ou non, à faire face à leurs besoins en éducation et formation. Les moyens qu’elle y consacre restent aujourd’hui importants. Le contrat d’objectif et de moyens souscrit par l’AFD prévoyait un effort financier global de 85 % pour l’Afrique et la Méditerranée et de 67 % de subventions dans les pays pauvres prioritaires.
Comme s’en étonnait déjà un rapport du Sénat, de tels objectifs ne permettent que très partiellement de cibler l’effort global sur les pays les plus pauvres dont une part importante est francophone, et encore moins sur l’éducation33, notamment du fait de la part très faible en dons de l’aide bilatérale française.
Toutefois, l’insuffisance des ressources financières propres des pays de cette région francophone du monde et les besoins générés par une jeunesse importante nécessitent des moyens encore accrus, qui posent la question de la capacité de l’APD française à faire la différence dans le seul cadre bilatéral.
Les réseaux francophones comme ressource pour une diplomatie d’influence souple ? La Francophonie institutionnelle dans le cadre des organisations multilatérales comme les politiques d’aide au développement des pays de l’espace francophone, sont pour la France des moyens d’assumer une influence plus ou moins forte. Mais, c’est sans doute à l’adresse des acteur.rice.s de la société civile que le message de la francophonie pourrait avoir une plus grande efficacité.
Plusieurs réseaux ont été constitués pour défendre la cause francophone dans différents segments d’activité. Ainsi des réseaux professionnels, syndicaux, associatifs et politiques s’activent en apportant leur soutien à des initiatives locales, parfois de façon spontanée.
Sans constituer un instrument de l’État, ces réseaux sont souvent financés pour partie sur fonds publics et exercent une influence discrète dans les pays où ils opèrent.
A titre d’exemple, en 2009, 4 ans après l’échec de la candidature de Paris aux Jeux olympiques, était créée l’Association francophone des comités nationaux olympiques qui réunit ainsi nombre de comités nationaux olympiques dont la voix compte à l’examen des candidatures à l’organisation des jeux.
Autre exemple, la fédération internationale des professeur.e.s de français diffuse régulièrement une revue intitulée Francophonies du Sud qui, adressée à ses membres, peut transmettre des messages directement à l’adresse des enseignant.e.s du monde francophone. C’est aussi le cas de l’AIMF (cf. Annexe 6) dont la revue Raisonnance développe des réflexions thématiques de qualité à destination de nombreux.euses décideur.euse.s, non directement en lien avec les autorités centrales.
Si la francophonie est une ressource disponible pour exercer une diplomatie d’influence souple, il est difficile de la désigner comme une organisation précise ou un instrument
33 Cf. Rapport du Sénat n°766 2013/2014 : « AFD, quelles ambitions pour 2014/2016 ? », MM. Peyronnet et Cambon. Le même rapport concluait à une orientation de seulement 11 % de l’APD en faveur des pays pauvres prioritaires.
Avis
qu’un.e seul.e acteur.rice pourrait manipuler à sa guise. Il convient sans doute mieux de parler de « réseaux » et de « partenariats » actifs dans la mondialisation actuelle.
Mais une telle caractérisation n’interdit pas de penser qu’il revient à la sphère gouvernementale française d’accompagner ces réseaux par un rôle d’écoute, de soutien, le cas échéant d’impulsion et de mise en cohérence des différentes actions de ses administrations. La conception et la mise en œuvre d’une stratégie spécifique, différente de celle de la diplomatie traditionnelle de la puissance et des relations internationales entre les États, plus ouverte à la prise en compte des acteur.rice.s privé.e.s et des relais d’influence, constitue un enjeu décisif pour la réussite de la politique francophone34.
C. Le renouvellement des enjeux de l’apprentissage du français dans le monde et en Europe
Si la francophonie peut se définir comme une entité géopolitique rassemblant l’ensemble des pays d’expression française, la tentation est grande de déduire du dynamisme démographique des pays francophones africains, que son avenir est assuré.
Mais ce raisonnement n’est pas à la hauteur des enjeux de la mondialisation contemporaine. Plus qu’un espace géopolitique homogène, la francophonie est un espace géolinguistique dans lequel le plurilinguisme s’impose chaque jour davantage en raison des besoins des individus qui souhaitent s’informer, migrer ou voyager et pour ce faire ont recours à plusieurs langues. Les mobilités, qu’elles soient physiques ou symboliques notamment grâce à l’usage d’internet et des médias satellitaires, nécessitent une maîtrise même approximative de plusieurs langues. En outre, dans les pays francophones dont la dynamique démographique est forte et où le français n’est pas la langue maternelle, les efforts éducatifs à mettre en œuvre pour que le français continue à se transmettre en dépit du peu de moyens de ces États, sont immenses. C’est pourquoi une approche géographique tenant compte de la diversité des situations dans lesquelles les individus sont amenés à s’exprimer en français, par grande région du monde et plus particulièrement en Afrique, paraît plus réaliste.