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Fondements de l’approche adaptative

2. Approches du cyberespace en droit international privé : des conceptions

2.2 Approche adaptative : adaptation des règles de conflits classiques

2.2.1 Fondements de l’approche adaptative

D’emblée, il semble que certains auteurs semblent militer en faveur d’une approche adaptative par dépit des échecs de l’approche matérielle plutôt que par réelle conviction :

Putting the […] discussion under the heading of ‘solution’ is misleading, in that it seems to promise more than could possibly be delivered. There can be no real solid solutions to the transnational Internet within the parameters of national law. Such real solutions lie outside the national law-framework […] [s]o it would be more appropriate to refer to these solutions as necessary repair works.280

Les tenants de l’approche adaptative souhaitent déterminer comment mettre en œuvre les règles de conflits établies de façon à ce que le résultat obtenu corresponde à la nature unique du cyberespace. En somme, « qui dit adaptation ne dit pas révolution »281. D’emblée, donc, ils reconnaissent que le droit international privé doit régir ces situations particulières ainsi que toutes les autres :

Despite concerns regarding the continued role and utility of international private law vis-à-vis electronic commerce, it is submitted that regardless of how parties in different jurisdictions communicate with each another, international private law rules must continue to determine which jurisdiction will hear a cross-border dispute.282

Contrairement à la première approche, essentiellement doctrinale, celle-ci trouve ses appuis à la fois dans la doctrine et dans les décisions rendues dans des litiges qui concernent le cyberespace et le droit international privé. Il s’agit de l’approche la plus répandue. Elle se fonde dans une large mesure sur les tribunaux pour modeler des règles de conflits adaptées à la réalité du cyberespace, en modifiant ou en bonifiant les règles existantes : « reform and development of the law of jurisdiction in cases of electronic                                                                                                                

280 Kohl, supra note 29 à la p 24.

281 Fauvarque-Cosson, supra note 3 à la p 64.

282 Gillies, « Cyberspace Fallacy », supra note 145 à la p 244. « A special or completely separate set of

rules are not as inherently necessary since elctronic commerce is simply another, more sophisticated and faster means of cross-border communication ». Gillies, Electronic Commerce and IPL, supra note 25 à la p

4. Voir aussi Raymond Picard, « Problèmes de juridiction dans le cyberespace » dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit de l’Internet, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2001, 1 à la p 5.

commerce should be left to the courts, which are certainly capable of solving the problems raised by this new method of communication »283. Ici, les appels au pouvoir législatif sont moins pressants. Cela s’explique aisément : il est plus vraisemblable qu’un appel au pouvoir législatif se fasse en faveur d’une règle bien spécifique, règle qui a plus à voir avec l’approche matérielle déjà exposée qu’avec l’approche adaptative que nous exposerons ci-bas et qui peut plus facilement devenir l’apanage du pouvoir judiciaire.

L’adaptation dont il est question vise surtout à repousser les effets indésirables de l’extension des mécanismes de rattachements existants. L’on assiste donc à un changement dans le discours : il n’est pas question de la présence ou non de frontières séparant le cyberespace du reste du monde (la prémisse de l’approche matérielle de Johnson et Post), mais plutôt de la large portée du cyberespace, mode de communication mondial susceptible de rejoindre simultanément des individus aux quatre coins du monde284. Ce changement de discours se traduit par des arguments d’une teneur différente. Les tenants de l’approche adaptative ne nient pas la possibilité de règles de conflits adéquates, mais soutiennent que les assises juridictionnelles existantes seraient indument élargies par l’avènement du cyberespace et seraient devenues inadéquates dans leur application :

[T]he application of existing conflict of laws rules to Internet fact-

scenarios cannot be described as the mere application of established rules or principles. Instead it must be acknowledged that, due to the social, economical and technical peculiarities if Internet technology, any such application, in fact, constitutes an expansion of the scope of the pre- existing rule or principle.

Pour justifier le bien-fondé d’une approche fondée sur la nécessité de pourvoir à l’élargissement des facteurs de rattachements classiques, le problème de la diffamation internationale est souvent évoqué285. Celui-ci est généralement reconnu comme étant le                                                                                                                

283 Fawcett, Harris et Bridge, supra note 44 à la p 597, no 10.258.

284 Par ex : « the Internet is a communication medium that lacks historical parallel in the potential extent of

its reach ». Humphrey v Granite Resorts inc, 448 NW (2d) 715 (App Ct Minn). Voir aussi Trudel et al, supra note 60 à la p 4-40 (ce que les auteurs appellent « l’interprétation extensive de la juridiction »).

285 « Clearly, the law of defamation represents the perfect lens through which to examine the adequacy of

plus difficile des problèmes posés par le cyberespace en droit international privé286, puisque le cyberespace rendrait les discours diffamatoires accessibles de partout ou presque, avec comme conséquence que les assises juridictionnelles deviendraient elles aussi mondiales, ce qui est clairement inapproprié sur le plan de la détermination de la compétence287, en plus de générer d’importants chocs culturels sur le plan de la liberté d’expression (un concept tributaire de valeurs sociales et politiques)288. À ce sujet, l’exemple le plus connu est probablement l’affaire Dow Jones & Company inc v

Gutnick289, où la Haute cour australienne s’était déclarée compétente et avait appliqué la loi australienne à la requête d’un homme d’affaires australien qui prétendait que la société américaine Dow Jones avait publié des énoncés diffamatoires sur son site Web hébergé sur un serveur américain. La Cour écrit :

If people wish to do business in, or indeed travel to, or live in, or utilize the infrastructure of different countries, they can hardly expect to be absolved from compliance with the laws of those countries. The fact that publication might occur everywhere does not mean that it occurs nowhere.290

Pour le juge Callinan, l’« ubiquité » du cyberespace ne justifiait pas de relever les multinationales de l’obligation de respecter les lois de tous les États dans lesquels ils faisaient des affaires291.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

Law in Cyberspace : Countering the View that the Restatement (Second) of Conflict of Laws is Inadequate to Navigate the Borderless Reaches of the Intangible Frontier », Note, (2002) 54:2 Fed Comm LJ 339 à la p 341, tel que cité dans Svantesson, PIL and the Internet, supra note 16 à la p 12.

286 Svantesson, PIL and the Internet, supra note 16 aux pp 57-61; Fauvarque-Cosson, supra note 3 à la p

66; Hardy, supra note 216 aux pp 1002 et s. Il s’agirait aussi du cas le plus fréquent de responsabilité extracontractuelle dans le cyberespace : Swire, supra note 36 à la p 1996.

287 Svantesson, PIL and the Internet, supra note 16 à la p 57; Bigos, supra note 253 à la p 613. Certains

auteurs, le professeur Paul Schiff Berman en tête, en ont tiré des conclusions qui militent en faveur d’une approche « pluraliste et cosmopolite » du droit international privé. Nous y reviendrons au troisième chapitre, aux pp 109 et s, ci-dessous.

288 Little, supra note 57 aux pp 15-23.

289 Dow Jones & Company inc v Gutnick (2002), 210 CLR 575 (HCA) [Gutnick]. Sur l’importance de cette

décision, voir notamment Goldsmith et Wu, supra note 188 aux pp 147-61.

290 Ibid au para 186, juge Callinan.

291 Ibid. « Some brands of motor are ubiquitous but their manufacturers, if they wish to sell them in different

jurisdictions, must comply with the laws and standards of those jurisdictions. There is nothing unique about multinational business », tel que cité dans Kohl, supra note 29 à la p 39.

Nombreux sont les auteurs qui ont souligné qu’un tel jugement a pour effet d’étendre la compétence des États sur le cyberespace à tout litige impliquant un de leurs résidents qui y subissait un dommage, en dépit de la présence ou de l’absence de liens de proximité additionnels292. Pour eux, l’arrêt Gutnick293 serait un exemple qui démontrerait par l’absurde la nécessité d’adapter les règles de conflits classiques au cyberespace, plutôt que de les étendre intégralement et sans discernement au problème de la diffamation en ligne294.

Pour exposer les tenants et aboutissants de l’approche adaptative et pouvoir la critiquer adéquatement, nous devons donc présenter un cas où la règle de conflit fut effectivement adaptée pour tenir compte de la spécificité alléguée du cyberespace, ce qui n’est pas réellement le cas de l’affaire Gutnick. À cette fin, nous avons choisi l’exemple du test

Zippo295 qui détermine la compétence d’un tribunal américain sur les sites Web accessibles sur son territoire. Il est vrai que ce test jurisprudentiel n’est pas le seul à prétendre désigner adéquatement la loi applicable ou le tribunal compétent dans le cyberespace. Il est donc loin d’être universel, en plus d’être sévèrement contesté296. Néanmoins, le test Zippo a déjà été utilisé en doctrine comme source d’un argument théorique plus général297 : « Zippo and its progeny raise the question of to what extent the

law should customize doctrine to address the practical changes created by technological advances »298. Voyons ce qu’il en est.

                                                                                                               

292 Certains y ont vu une atteinte inacceptable à la liberté d’expression dans le cyberespace. Voir par ex

Nathan W Garnett, « Dow Jones & Co v Gutnick : Will Australia’s Long Jurisdictional Reach Chill Internet Speech World-Wide ? », Commentaire, (2004) 13:1 Pac Rim L & Pol’y J 61; Matt Collins, « Defamation and Internet after Dow Jones & Company inc v Gutnick » (2003) 8:3 Media & Arts Law Review 165. Contra Goldsmith et Wu, supra note 142 à la p 157. Pour un compte-rendu qui bénéficie du recul du temps passé depuis l’arrêt Gutnick, voir David Rolph, « Publication, Innocent Dissemination and the Internet after

Dow Jones & Co Inc v Gutnick » (2008) 33:2 UNSWLJ 562.

293 Svantesson, PIL and the Internet, supra note 13 aux pp 57-60.

294 Pour certains auteurs, l’arrêt Gutnick est aussi symptomatique de l’unilatéralisme qui teinte trop souvent

l’analyse du droit applicable par les tribunaux saisis de litiges relativement au cyberespace : Little, supra note 57 à la p 12. Nous avons traité de cet unilatéralisme ci-dessus, pp 22-23.

295 Zippo Mfg Co v Zippo Dot Com Inc, 952 F Supp 1119 (D Pa 1997) [Zippo ou test Zippo].

296 Voir surtout Geist, « There There », supra note 54. Voir aussi Svantesson, PIL and the Internet, supra

note 13 à la p 167.

297 Kohl, supra note 29 aux pp 74-87. Voir aussi Houde, supra note 25 aux pp 60-79; Gillies, Electronic

Commerce and IPL, supra note 25 aux pp 181-208. Gillies y consacre d’ailleurs un chapitre complet.

298 Catherine Ross Dunham, « Zippo-ing the Wrong Way : How the Internet Has Misdirected the Federal