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La folkloristique aujourd’hui

Dans le document « Le Grand Voyage » (Page 31-34)

 

 

normes collectives de signifiance. Je me base sur cette approche herméneutique du spatial pour laquelle le sens de l’expérience spatiale personnelle dérive des interprétations qu’on en donne, tout en s’ancrant dans la réalité concrète du monde. Cependant, nous n’approchons jamais l’espace, vierges de toute pré-supposition: au contraire nous essayons d’intégrer ce que nous vivons à un ensemble d’émotions, de valeurs, jugements, stéréotypes, normes, pratiques culturellement acquises.

Nous interprétons le monde comme nous interprétons un texte. La lecture que nous en donnons dépend de notre pré-compréhension, de nos attachements culturels pluriels. Contextualisée dans l’espace et le temps, partagée par le langage, elle varie selon le groupe social auquel nous nous identifions lorsque nous racontons. Mais en interprétant le monde et en le racontant, nous établissons un dialogue avec lui. Qu’il s’agisse d’espace imaginaire ou physique, il agit sur nous, nous permettant de nous positionner dans le monde, dans l’existence. En retour, par les interprétations que nous en faisons nous agissons sur lui. Pour paraphraser Ricœur, je dirai que les textes spatiaux sont des actions sur le monde. Et, même si le culturel ne fait pas tout, il participe à la construction des faits spatiaux (Vandermotten 2012) : nous avons besoin de discours sur l’espace (Shield 1991).        

La folkloristique aujourd’hui

   

Dans de nombreux pays, la folkloristique n’existe pas en tant que discipline indépendante. Son domaine d’étude est tantôt repris par l’ethnologie, notamment l’ethnologie de proximité, tantôt par la microsociologie, d’autres fois encore par l’anthropologie culturelle et narrative. Il paraît donc important de la définir ici avec plus de précision, puisqu’elle constitue l’une des approches principales de cette étude.

En 1846, l’Anglais William John Thoms utilisa pour la première le terme folklore pour désigner « toutes les expressions de l’âme populaire ». Au cours des ans, cette définition fut tour à tour réduite à n’englober que les traditions populaires rurales, ou élargie à désigner toutes les formes immatérielles de culture apparaissant dans les groupes sociaux les plus variés. Même si longtemps, seuls les textes de tradition orale furent considérés comme appartenant au folklore, la popularisation de l’écriture et de nouveaux modes d’expression par l’image –comme la photographie et la vidéo– ainsi que l’évolution des moyens de diffusion de ceux-ci, en font aujourd’hui des objets d’étude folkloriques au même titre que les récits, la musique, les histoires drôles, les idées reçues, les danses populaires. Mais le changement est plus ample. L’angle sous lequel le folklore fut abordé s’est modifié au fil du temps. Longtemps, la perspective « de haut en bas » a prévalu. Les folkloristes posaient un regard de savants sur le matériel qu’ils

 

assemblaient. Ils décontextualisaient celui-ci en ne tenant aucun compte de ceux qui le leur transmettaient : conteurs, musiciens, danseurs et autres. Il faut attendre les années 70 pour que la perspective s’inverse grâce à l’introduction du concept de réflexivité et à l’influence de la recherche américaine, notamment celle de l’analyse conversationnelle dérivée de l’ethnométhodologie.

Actuellement, la perspective adoptée est celle de l’acteur : ses valeurs, ses normes, ses sentiments sont au centre de l’analyse. L’attention ne se porte plus exclusivement sur la structure de l’expression, mais aussi sur la performance, sur l’acte d’expression.

En 1982, Ulrika Wolf-Knuts (Wolf-Knuts 1983) définissait la folkloristique comme la science qui, s’attachant à étudier les modes par lesquels un peuple, un groupe culturel – c.-à-d. tous les gens qui sont liés par un sentiment de communauté fait d’affinités et de traditions partagées – exprime ce qu’il pense, quelles sont ses valeurs et ce qui est considéré comme important par les membres qui le constituent.

Mais,depuis, la place de l’individu dans la société –et dans les sciences humaines–n’a

 

fait que croître. Le folklore en tant que forme d’expression est aussi une performance réinventée à chaque interprétation: nous racontons, nous chantons, nous nous habillons, nous écrivons, et ce faisant, nous nous faisons le plus souvent inconsciemment, les interprètes de messages collectifs.

Si pour bien des auteurs, l’anonymat demeure encore l’un des critères de définition du folklore, cette notion se révèle aujourd’hui de plus en plus obsolète. La société a changé : l’individualité, la réalisation personnelle et l’authenticité sont les concepts du temps. L’individualisme prend le pas sur l’anonyme ; du moins à un premier niveau d’analyse, car, derrière le personnel apparaît le collectif toujours présent. Tout en essayant d’être nous-mêmes, nous sommes aussi les autres. Ainsi, le folklore est un espace liminal de rencontre entre l’individu et le groupe. S’il traite de formes d’expressions collectives, celles-ci sont sans cesse recréées par les individus qui les interprètent. Le culturel passe au travers du filtre individuel.

Alf Arvindsson (Arvindsson 1999) insiste lui sur la dimension esthétique du folklore qu’il définit comme l’ensemble des formes de communication intensive (en opposition avec les formes plus utilitaires : ex. « passe-moi le sel »). Nous cherchons, explique-t-il, consciemment ou non, à exprimer les actes significatifs de la vie quotidienne sous une forme « purifiée », symbolique qui puisse être comprise par les autres membres de notre communauté. Dans ce dessein, nous utilisons principalement un répertoire de conventions constitué par les formes esthétiques que nous utilisons dans notre vie quotidienne pour exprimer nos idées, nos valeurs, nos normes communes, ce qui nous importe. Lorsqu’apparaît une forme neuve perçue comme particulièrement expressive et bien adaptée aux valeurs socioculturelles du moment, celle-ci peut être reprise par la communauté, devenir norme et être intégrée à ce répertoire (Palmenfelt 2000). Le

 

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folklore doit donc être compris comme un processus vivant. Il ne correspond pas à un ensemble de traditions, de règles figées : il évolue au même rythme que les valeurs du groupe qu’il représente et se modifie en fonction de la créativité des membres de celui-ci. Lorsque Arvidsson utilise le terme « forme esthétique », il se réfère au fait que

« dans

toutes les cultures, il existe des règles, des normes, des attitudes et des décisions qui gèrent le

comportement communicatif »

1 (Arvidsson 1999 p.20). L’esthétique, comprise dans ce

 

sens, ne doit pas être considérée, continue-t-il, comme un système consciemment formulé de prises de position définissant ce qui est beau, agréable et bien tourné. Il s’agit plutôt d’une décision, tous ceux qui s’expriment devant choisir la forme sous laquelle ils vont communiquer.

« Tout contenu a besoin d’une forme pour pouvoir être

exprimé

»2 (Arvidsson 1999 p.20)

Cette forme est loin d’être sans importance, puisqu’elle représente les valeurs collectives au travers desquelles l’expérience individuelle est transmise au groupe.

Le folklore, tout en étant l’objet d’une performance individuelle, évolue avec le groupe où il trouve son origine, avec la société. Ce caractère processuel est actuellement mis en exergue. Il est considéré comme fondamental pour la compréhension du phénomène folklorique en tant que forme artistique de communication (Dan Ben Amos 1971) se distinguant par son intensité et sa qualité esthétique du flot banal de réflexions ordinaires ou de questions et réponses qui constituent la plus grande partie de notre communication (Arvidsson 1999).

Les formes folkloriques peuvent aussi être définies comme la popularisation de formes esthétiques empruntées à des artistes professionnels (conteurs, danseurs, musiciens). Ces derniers agissant comme interprètes du contexte socioculturel dans lequel ils créent, intègrent à leur palette les technologies qui leur sont contemporaines et utilisent les moyens de diffusion mis à leur portée.

Comme je l’ai déjà mentionné, Ulrika Wolf-Knuts souligne le caractère transdisciplinaire de la folkloristique qui ne peut pas être envisagée comme une discipline isolée. Elle note les relations étroites que celle-ci entretient avec l’ethnologie, la sociologie, l’anthropologie sociale, l’histoire, l’art, la musique, la littérature, avec toutes les disciplines concernées par l’humain. Il s’agit pour le folkloriste de dégager au-delà des expressions individuelles, les formes, les normes et les conventions appartenant au niveau collectif de communication et agissant en médiateurs entre le sujet et le groupe.

Partant de cette définition, les journaux de bord publiés sur le réseau par les amateurs de croisière au long cours apparaissent comme une forme folklorique. Inspirés de la littérature de voyage, ces textes traduisent une expérience profondément personnelle, mais sous une forme relativement stéréotypée où apparaissent les valeurs

 

1Traduit du suédois par l’auteure. 2Idem.

 

collectives. Ils permettent différents niveaux d’interprétation. Sous le niveau du voyage individuel, le jargon « marin » dévoile la sous-culture des navigateurs. Plus profondément transparaissent les tendances sociétales d’individualisation et de réalisation de soi. Enfin, caché sous les autres, le niveau mythique apparaît : le voyage, conte moderne dont il ne suffit plus d’être le conteur. Il faut en être le héros, Ulysse actuel en quête d’initiation.

       

Méthodes

     

Comme je l’ai déjà exprimé, l’expérience et sa signification, l’interaction entre l’individu, le social et la vie concrète, le dialogue entre termes antagonistes forment les lignes maîtresses de ma démarche. Entretenir une relation étroite entre la science et la vie ordinaire est également très important à mes yeux puisque c’est en suggérant, à l’attention des entrepreneurs touristiques, un modèle d’application pratique de mes résultats que je terminerai ce travail. Ces notions sont au centre du pragmatisme. C’est donc proches de cette mouvance que se situent les auteurs dont les travaux constituent le squelette théorique de mon travail et qui en ont inspiré la méthodologie que je présente ici.

Principalement Paul Ricœur, dont la philosophie de l’agir, du sens et de la communication, inspirée notamment de la philosophie américaine, a été selon Dosse, la

«ressource essentielle des orientations actuelles »

(Dosse 1995 p.16) dans le monde

 

scientifique francophone. Mais aussi Ehn et Löfgren dont la méthode d’analyse culturelle a guidé mon investigation de l’expérience vécue du Grand Voyage, et Kaufmann dont les travaux sur l’individu d’aujourd’hui et ses rapports étroits au social, ainsi que la méthode de travail ont été une source d’inspiration tout au long de cette thèse.

La lecture d’immersion que j’ai utilisée pour étudier mon matériel s’inscrit dans la même ligne épistémologique.

       

Paul Ricœur

   

Afin de ne pas m’égarer entre les diverses perspectives sous lesquelles je désirais analyser le « Grand Voyage » et son récit, j’ai très vite éprouvé le besoin de me reposer sur une pensée théorique qui me permettrait de relier entre elles les différentes parties de ce travail.

Dans le document « Le Grand Voyage » (Page 31-34)