• Aucun résultat trouvé

Toutefois, Nicolas Mirkovicz ne se contente pas de pister les animaux. Il complète sa pratique par une attention à d’autres dimensions qui donnent un relief et une épaisseur très singulière à la forêt de Proveysieux. Il se relie à son histoire, et tisse des récits à partir d’objets, traces, récoltés ci et là. Un petit quartz trouvé à proximité de la souille qu’il est en train d’équiper de ses pièges photo- graphiques se transforme en une leçon de perspectivisme géologique aux temporalités défiant l’appréhension humaine : « Il a de très belles inclusions ton quartz. Il est petit, mais c’est ce qu’on

appelle un “bloc erratique”. Cette pierre a une assise spatio-temporelle tellement différente de ce qu’on peut imaginer. En gros, elle n’a rien à faire là, mais elle a tout à faire là. Elle a rien à faire là, parce que le substratum c’est du calcaire, ta pierre ne provient pas de ce sol, elle a du être char- riée plus ou moins jusqu’ici par un glacier qui l'a déposée là où tu viens de la trouver en se retirant. Donc, elle a tout à faire là. On a une vision beaucoup trop anthropique des choses qui consiste à croire que tout aurait toujours été identique à ce que nous connaissons nous aujourd’hui. Or, la montagne nous met au contact de lieux qui ont été complètement retournés, cul par-dessus tête.

« Habiter » ces milieux demande de savoir s’y fondre. Baptiste Morizot raconte comment il se frotte le corps de la

37 -

vande ou de sauge (?), moins pour se masquer que pour participer à la gamme olfactive du milieu dans lequel il évo- lueDans son film La vallée des Loups (2016), Jean-Michel Bertrand passe son temps à uriner un peu partout le long d’un trajet qu’il répète chaque jour à heures fixes et qu’il partage avec une meute de loup. Pour qu’ils s’habituent à le voir habiter le même territoire qu’eux.

Un jour j’ai trouvé des oursins au sommet du col de l’Arc.  Je me promenais avec une amie, le temps qu’elle arrive, j’en avais trouvé une soixantaine. J’en ai gardé quatre-cinq. J’ai laissé les autres sur place, j’en ai fait un cairn. On l’ignore ça, et d’ailleurs en général on ne le comprend pas tellement. Les 1500 mètres d’à pic du Tithonique calcaire du Pic Saint Michel ou du Grand Vey- mont, c’est un bord de plage ! Ce ne sont que des boues compressées. Un mètre de roche équi- vaut à 15 mètres de boue marine compressée. Au sommet de l’Everest, tu trouves des Ammo- nites. À 8000 mètres, tu trouves des animaux marins ! Parce que le sommet, ça a été le bas, ça s’est retourné ». D’un petit caillou ramassé pour passer le temps, Nicolas nous plonge dans une

perspective temporelle incommensurable qui échappe à la compréhension spontanée que nous pouvons avoir de telles paysages.

En redescendant vers la voiture, il déniche au pied d’un arbre une vieille bouteille en verre qu’il date du début du siècle : « Si ça se trouve, on a là les restes d’une pause bien méritée, c’était

peut-être un bucheron, un braconnier ou un charbonnier. Il a peut-être fait la sieste juste-là ». Il

enchaine sur les légendes qui courraient sur ces hommes vivant à l’écart de la société, le visage noirci par le charbon, que l’on accusait de toutes sortes de méfaits, de sorcellerie, de vols, d’être capables des pires choses puis d’enterrer leurs victimes dans les bois ou de les faire disparaitre au fond d’une des grottes dont ils avaient seuls le secret. Ce qui amuse Nicolas est le fait que « la

forêt était très peuplée, il n’y avait pas que les charbonniers, il y avait aussi les anciens coureurs de bois, les exploitants de forêt… Et puis j’imagine qu’avec les guerres de religions, il y a un pa- quet de personnes qui se sont réfugiées en Chartreuse, les Protestants pour éviter les Catho- liques, puis après les sectes des protestants contre d’autres sectes catholiques. Dans le Trièves, ça a été énormément ça, par exemple. Et en Oisans, tu as toutes les invasions Maures. Huez, c’est Maures, il y a autant de familles qui s’appellent Turc, dans ma famille y compris. Et elles ont des traits de Sarrazin, parce qu’ils étaient vraiment là ». En plein coeur de ce que certains désigne-

raient comme une « pure nature », Nicolas recollent les traces et les mémoires d’une activité éco- nomique forestière, d’un entrecroisement de marginalités, de métissages culturels, des peurs et des mentalités de l’époque. Et tout ceci devient au moins autant perceptible, sensible, que le cerf après lequel nous courrons depuis une heure.

Nicolas Mirkovicz a développé une grande expertise « profane » de ce coeur de forêt. À travers les actions consistant à observer, discerner, se déplacer, reconnaitre, sentir, suivre, se repérer, pis- ter, peupler, ses promenades en forêt le conduisent à habiter un monde de différences et à le pra- tiquer selon un art de l’attention qu’a décrit Anna Tsing. Se tissent des perspectives, des ma- nières de voir et de pratiquer un milieu, de créer des enchevêtrements entre espèces, temporali- tés, histoires, usages et pratiques de ce territoire-ci. Tout se passe comme s’il pratiquait la forêt de telle sorte qu’elle se manifeste à lui comme un espace mêlé de lignes de vies et d’histoires. Sa pratique ne consiste pas seulement à se perdre et à pister des animaux, mais à contribuer à faire vivre l’ensemble dense et hétérogène des présences en présence, d’arriver à appréhender le col- lectif des présences invisibles (ou invisibles présences) toujours en activité sur ce territoire pour peu que quelqu’un se donne la peine de les y dénicher et de les rafraichir. Sa pratique pourrait se voir comme une expérimentation en acte visant à créer les contours d’une relation intime et « épaisse » à ce milieu spécifique.

Nous avions commencé par nous demander ce à quoi pouvait renvoyer un geste d’écologisation. Il est toujours difficile de se prononcer quant au fait de savoir si des pratiques sont «  écologiques  » en elles-mêmes, mais nous pouvons nous demander après avoir visité ces quelques portraits et détaillé un peu plus précisément la pratique de Nicolas Mirkovicz, en quoi elles participent d’un geste d’écologisation (comme on dit « subjectivation » ou « individuation »). Nicolas, et tout autant Jen, Michael et Caroline, ont commencé à nous renseigner sur ce point. Chez ces derniers, la question ou le souci écologique ne consiste apparemment pas à se rendre sensible à la nature en général, aux animaux de manière indifférenciée. Ils expérimentent ce qui leur permettrait de «  devenir les apprentis de [leurs] milieux particuliers » (Abram 2014, 344). On pourrait tenter de les décrire, avec Agamben, comme s’incarnant dans des moments de coïnci- dence entre usage de soi et usage du monde (2015).