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L’imposition de Jakarta comme centre du pays se concrétise notamment par la croissance démographique, témoignant de l’attractivité de la capitale pour toute la population. La croissance rapide de la ville après l’Indépendance est le phénomène majeur auquel ont dû faire face les autorités et les aménageurs. Au-delà de toute prévision anticipée, les taux de croissance démographique à Jakarta ont profondément modifié la composition de la population urbaine et par conséquent les espaces urbains. Les Néerlandais n’avaient prévu qu’une agglomération de 500 000 habitants, et les plans de reconstruction de la ville après les

113 Mac Gee (1985) explique que ce terme de « pseudo-urbanisation » cherche à montrer que l’insertion des villes sud-est asiatiques dans l’économie mondiale est liée à une combinaison de facteurs démographiques et sociaux différents des pays occidentaux, qui a opéré de manière à inhiber le processus de prolétarisation. Le problème de cette expression est qu’elle est européo centrée : si l’urbanisation est différente de celle de l’Occident développée, elle ne serait qu’une « pseudo » urbanisation.

occupations estimaient une croissance à 4 % par an afin d’orienter les zones de développement de la ville et de répondre aux besoins de la population. Ces prévisions se sont révélées nettement inférieures à la réalité : entre 1948 et 1952, le taux atteint presque une augmentation de 25 % par an et la moyenne se maintient à plus de 7 % par an entre 1952 et 1965 (Silver, 2008). Ce décalage avec la réalité s’explique par le fait l’absence de recensement officiel depuis 1931 et par les aléas historiques ne permettant pas aux administrateurs et aux aménageurs de proposer une évaluation claire de la situation. Seule l’étude de Heeren, à partir d’un échantillon, estime la population en 1948 à 1 175 252 habitants à Jakarta et environ 1 800 000 en 1953. D’après ses travaux (Heeren, 1953), cette croissance exceptionnelle de la population de Jakarta s’explique par des migrations (à 85 %), dont la moitié a eu lieu avant 1949. C’est la période où Jakarta connaît la croissance la plus rapide de son histoire114. Les vagues d’immigration se poursuivent dans la période suivante, en lien avec la croissance économique (Prisma, mai 1977). Entre 1966 et 1976, la population de la ville augmente de 3,6 millions à plus de 5,7 millions d’habitants, alors que les frontières municipales n’ont été que très peu étendues. Entre les recensements de 1961 et de 1971, la croissance annuelle était de 4,5 %, la plus rapide de toutes les autres villes indonésiennes, à l’exception de quelques cas de villes pétrolières dans les îles extérieures (sans comparaison en termes de données absolues). Il faut relever que, bien que le taux de croissance soit moindre entre 1961 et 1971 par rapport aux les trois décennies précédentes, en chiffres absolus, l’augmentation reste massive. De plus, la densité augmente aussi notamment dans le centre-ville. Des kampung centraux sont ainsi passés de 40 000 à 70 000 personnes par km² au début des années 1970 (carte 3). Le rapport de l’aménagement urbain de Jakarta estime d’ailleurs qu’à cette période, environ 70 000 personnes squattaient illégalement dans les interstices urbains aux périphéries, le long des voies d’eau et des chemins de fer, et autour des marchés (Planned community development, 1974).

L’augmentation de la population se traduit spatialement par l’extension rapide de la ville, retranscrite administrativement par l’annexion de quelques zones périphériques à la municipalité en 1950. Cet agrandissement du périmètre de Jakarta participe évidemment à l’augmentation de la population dans les statistiques115 car la surface existante a doublé (Silver, 2008) voire triplé (Abeyasekere, 1989). Ces annexions permettraient de nuancer ces taux de croissance. Cependant, cette expansion administrative est aussi la reconnaissance du fait que la population urbaine s’est diffusée au-delà des anciennes limites de Batavia. L’essentiel de la

114 Les données officielles montrent le doublement de la population entre 1948 et 1952 passant de 823 000 à 1 782 000 habitants. Après un ralentissement au milieu des années cinquante, l’augmentation de la population urbaine a repris atteignant 3 813 000 personnes en 1965.

115 Les quartiers de Cengkareng (lieu du futur aéroport) et de Kebon Jeruk à l’ouest de la ville font désormais partie des frontières de Jakarta, tout comme Mampang Prapatan, Kebayoran Lama, Pasar Minggu, Pasar Rebo, et Kebayoran Baru au sud, ainsi que Pulo Gadung à l’est.

population restait concentré aux confins de l’ancienne municipalité et il faut souligner que la plupart des nouveaux districts était relativement épars en termes de peuplement. Il semble d’ailleurs que toutes les études sous-évaluent systématiquement le nombre de personnes présentes dans la ville durant toute l’histoire de Jakarta, ne prenant pas en compte le large nombre de migrants temporaires. Au-delà d’une définition modifiée des limites de la ville, la croissance de la population est principalement due à un afflux massif de personnes. Heeren montre ainsi en 1953 que, dans les quelques districts centraux étudiés de la ville centre, 75% de la population serait née en dehors de Jakarta. Le recensement de 1961, le premier depuis 1930, nuance cet important apport migratoire affirmant que plus de la moitié de la population de Jakarta y est née116.

La majorité des migrations s’explique par un facteur de proximité, venant principalement de Java ouest et de Java centre. Ce mouvement vers Jakarta s’est mis en place rapidement après la fin de la guerre, dans le sillage du déménagement du gouvernement républicain depuis Yogyakarta en 1949. De plus Jakarta est perçue comme un refuge face à l’agitation dans les campagnes même après la fin de la guerre avec les Pays-Bas117. L’étude de Heeren en 1953 sur les immigrants montre que la vaste majorité vient à Jakarta pour des raisons économiques. En effet, après la lutte pour l’indépendance, l’Indonésie a connu un déclin économique du fait d’une baisse de la production et d’une relative pénurie des denrées alimentaires. Le nouveau gouvernement nationaliste avait promis que l’Indépendance apporterait la prospérité et son nouveau siège Jakarta semblait offrir un nouvel espoir à de nombreux habitants. Beaucoup proviennent des régions très peuplées de Java. Des milliers de migrants saisonniers ne passent que quelques mois à la ville avant de retourner à leur village pour les périodes des lourds travaux agricoles et pour fêter la fin du mois de jeûne. Ces échanges se font aussi à l’échelle de l’aire métropolitaine qui commence à prendre forme avec les navetteurs quotidiens des chemins de fer : 10 000 personnes utilisent le train pour venir à la capitale chaque jour depuis Bogor (Silver, 2008).

La croissance démographique, pas toujours maitrisée, est donc l’un des changements les plus forts que l’espace urbain a dû absorber. En un demi-siècle, la ville s’est ainsi transformée en une métropole tentaculaire, et une mégapole de presque dix millions d’habitants au cœur d’une région urbaine de vingt-trois millions d’habitants en 2012 pour devenir le plus grand complexe urbain d’Asie du Sud-est118.

116 Les conclusions de ce recensement doivent être nuancées du fait de la mauvaise qualité de celui-ci.

117 Les campagnes sont alors touchées par les exactions de rebelles musulmans pour un État islamique mais aussi par les impacts des guérillas et de nombreux vols sur les routes entre Jakarta et Bandung.

118 Manille 10 millions d’habitants, Bangkok 7,5 millions, Singapour 4 millions, d’après les Nations unies. En Indonésie, Jakarta connaît aussi le phénomène de primauté urbaine malgré d’autres villes