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1. Le premier sentiment de soi.

a) La sécurité de base et la continuité d’existence.

Les interactions précoces17 regroupent l’ensemble des interactions comportementales et affectives qui se déploient entre la mère et le nourrisson dans les premiers temps de vie. Elles sont caractérisées par la réciprocité et l’interdépendance. C’est-à-dire que les deux partenaires sont pleinement acteurs de ces échanges, ils s’influencent et se répondent l’un l’autre, dans un processus continu de développement. Le bébé n’est pas uniquement soumis à son environnement humain mais il suscite également des adaptations, des modifications de celui-ci. De la même manière, les attitudes et comportements de la mère vont engendrer une certaine qualité de réponse chez l’enfant. La notion de spirale transactionnelle (ou interactionnelle)18 désigne l’ensemble de ces processus bidirectionnels qui soutiennent le développement de l’enfant et l’établissement des premiers liens mère-bébé.

Ces interactions mobilisent pleinement la sensorialité de la mère et du bébé : les expériences de portage corps à corps, la communication qui s’établit par le biais du dialogue tonico-émotionnel19, les échanges de regards, ou encore les vocalisations du bébé auxquelles répond la prosodie de la mère sont autant de modalités d’entrée en relation qui soutiennent les interactions précoces. Elles s’étoffent en outre d’une dimension émotionnelle dans laquelle s’inscrivent ces échanges corporels, visuels, vocaux.

L’enjeu des interactions précoces est d’offrir au bébé un premier fond de contenance et de stabilité sur lequel il puisse se forger une sécurité de base suffisante. A ce titre, le contexte spatio-temporel qui structure ces interactions est primordial. Il est donc question d’ajustement de la distance physique, corporelle qui offre à la mère et au bébé d’être en présence l’un de l’autre au sein d’un espace partagé. Mais c’est également la rythmicité de ces interactions qui est en jeu ; c’est-à-dire la répétition et la ritualisation des échanges, qui permettra au bébé de prévoir, d’anticiper.

17 Cf. SCIALOM, P., GIROMINI, F., ALBARET J.-M., (dir.), 2015a. p. 102 à 105.

18 ESCALONA, 1968.

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La sécurité de base du nourrisson est ainsi tributaire de la congruence des données relationnelles, spatiales et temporelles qui constituent son environnement. Si les interactions précoces se développent de manière satisfaisante, elles pourront être une assise solide afin que quelque chose du sentiment de soi s’établisse de manière stable et continue chez l’enfant. C’est cette sécurité de base qui offre au bébé de se développer en étant capable de supporter le changement, l’inconnu, la surprise. Elle serait donc comme un fond de permanence et d’identique, qui permette que l’imprévu, la nouveauté, le changement puissent être vécus et intégrés par le sujet comme expériences structurantes et enrichissantes.

La sécurité de base se dévoile donc comme un appui essentiel à la structuration psychocorporelle du bébé. La notion de « sentiment continu d’exister » décrit par Winnicott (1969) s’étaye précisément sur cette notion, et pourrait représenter une forme première du sentiment d’identité.

b) Etayage du premier sentiment de soi sur la qualité des interactions précoces.

Dès le début de la vie, l’ensemble des interactions mère-bébé contribue ainsi à l’établissement chez le nourrisson de la sécurité de base et du sentiment continu d’exister nécessaires au développement d’un premier sentiment de soi.

Winnicott (1970) décrit particulièrement trois modalités d’intervention de la mère auprès du nourrisson, qui se signalent comme autant d’expériences essentielles à son développement : le

holding, le handling, et l’object presenting. Le holding, tout d’abord, concerne la manière dont l’enfant

est porté, soutenu, bercé ; tant physiquement que psychiquement. Le handling, ensuite, réfère à l’ensemble des soins corporels quotidiens prodigués au bébé, le bain ou l’habillage par exemple. L’object presenting, enfin, traduit la manière dont les objets extérieurs (notamment le sein ou le biberon) vont être proposés au bébé au moment où il en éprouve justement le besoin.

L’état dans lequel est plongée la mère à la naissance de son bébé est qualifié par Winnicott (1956) de « préoccupation maternelle primaire ». C’est cet état de sensibilité exacerbée qui permet que s’organise entre la mère et l’enfant une véritable communication corporelle par le biais du holding, du handling et de l’object presenting. Cette communication contribue à structurer les éprouvés du bébé et à leur donner sens en les inscrivant dans une spatialité et une temporalité particulières. Les premières interactions mère-nourrisson sont marquées par une adaptation absolue de la mère aux besoins de son bébé ; c’est-à-dire par l’immédiateté des réponses apportées à ses manifestations de faim, soif, ou fatigue. La mère incarne donc dans un premier temps la continuité d’existence auxiliaire

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du bébé. Par sa présence continue, ses soins réguliers, ses réponses appropriées et quasi-immédiates, elle offre au nourrisson de se sentir exister dans une certaine permanence.

c) L’espace potentiel : la naissance du jeu.

La préoccupation maternelle primaire évoquée ci-dessus souligne l’adéquation et l’immédiateté des réponses de la mère aux besoins de son bébé. Cette qualité d’adaptation caractérise un moment du développement de l’enfant que Winnicott (1971) a qualifié d’ « aire de l’illusion ». En effet, le bébé est alors bercé de l’illusion de son omnipotence : chacun de ses besoins trouve une satisfaction instantanée, si bien qu’il vit le sein qui le nourrit ou les bras qui le bercent comme parties de lui, ou du moins comme étant sous son « contrôle magique20 ». Il n’y a pas de limite entre lui et l’autre, entre lui et l’objet ; de telle sorte qu’il n’existe pas non-plus de temps et d’espace autres que les siens propres.

La mère « suffisamment bonne » (Winnicott, 1953), dans son adaptation aux besoins de l’enfant, saura progressivement introduire des temps de latence entre l’expression d’un besoin et sa satisfaction, et alterner les moments de présence et d’absence. Cette modulation de la rythmicité des interactions précoces offre au bébé la possibilité d’expérimenter peu à peu la frustration, et d’en tolérer les effets ; c’est le processus de désillusionnement (Winnicott, 1971). Dans cet écart, à la fois temporel et spatial, le bébé acquiert progressivement la capacité de se créer des images pour pallier l’absence de ce « bon objet » qui le berce et le nourrit. C’est précisément ce décollement d’une simultanéité entre expression du besoin et sa satisfaction, cette introduction d’un jeu (au sens mécanique de défaut d’ajustement) au sein de la dyade mère-bébé, qui permet qu’apparaisse un autre espace pour l’enfant : l’aire intermédiaire d’expérience - espace d’activité psychique créatrice, de souvenir et de remémoration, de fantasme et de rêve.

Le jeu en tant que tel prend donc sa source dans cet « espace potentiel qui se situe entre la mère et le bébé et qui les unit l’un à l’autre21 ». Cet espace incarne le tout premier terrain de jeu de l’enfant ; celui qui prépare la capacité d’être seul en présence de l’autre (Winnicott, 1958), tout comme la possibilité, plus tard, de jouer véritablement avec l’autre.

20 WINNICOTT, D. W., 1971. p. 44.

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2. L’identité : un processus de représentation de soi médiatisé par le jeu ?

a) L’identité et les représentations corporelles.

Le sentiment de continuité d’existence prend ainsi sa source dans les vécus corporels, relationnels, émotionnels du bébé, et constitue le prérequis indispensable pour que celui-ci puisse progressivement se représenter à soi-même comme un être unifié et différencié. Il est le point d’ancrage de la structuration de l’identité, en offrant au sujet de se dégager progressivement du corporel et du sensoriel pour accéder à la représentation, à la symbolisation.

Cela nous permet d’appréhender l’identité comme « processus actif, affectif et cognitif de représentation de soi dans son entourage, associé à un sentiment subjectif de sa permanence22 ». Par un mouvement dynamique et réflexif de représentation de ses expériences corporelles, le sujet se saisit comme un dans la diversité de ses éprouvés sensori-moteurs, affectifs, relationnels. Ce sont donc ces représentations corporelles qui assurent « le sentiment de la permanence de l’existence, le socle du psychisme et de sa structuration, sur lesquels peuvent s’appuyer le sentiment de soi et l’affirmation de sa personnalité en lien avec son environnement familial, social, culturel23. » L’identité peut ainsi être définie comme processus d’expérimentation et d’intégration des états de corps, des sensations, des affects traversés par le sujet en relation ; lesquels sont alors susceptibles d’être structurés au sein d’une représentation unifiée qui permane dans le temps et l’espace.

b) Le jeu comme adjuvant à la structuration psychocorporelle.

L’observation d’enfants nous montre combien le déploiement de ce processus de structuration identitaire s’inscrit dans le cadre du jeu. Sous une diversité de formes, les jeux sont en effet au cœur des interactions précoces, et enveloppent l’ensemble des actions de portage, de nourrissage, d’habillage et autre.

Partant, le jeu accompagne l’évolution de l’enfant en lui offrant des possibilités d’expérimentation et de découverte adaptées à ses capacités motrices et à ses besoins psychoaffectifs. L’évolution de ces différentes manières de jouer au cours du développement permet de décrire plusieurs niveaux de jeu24. Les jeux sensorimoteurs, tout d’abord, privilégient la recherche de sensations par le biais d’une sollicitation directe du corps. Les jeux présymboliques, ensuite, voient apparaître des ébauches de scénarisation et d’élaboration, bien que leur expression soit encore

22 DORON, R. et PAROT, F., 1991. p.360 – cités par PAUMEL, C., 2016. p.20.

23 PAUMEL, C., 2016. p. 20.

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marquée par une forte implication émotionnelle, corporelle et pulsionnelle. Enfin, les jeux symboliques, étayés par un scénario identifié et reconnu comme tel, se signalent par leur dimension créatrice et expressive.

Le jeu soutient ainsi le développement psychomoteur de l’enfant. En accompagnant son évolution depuis la prédominance du sensoriel, du corporel, jusqu’aux possibilités de symbolisation et de représentation, il nous semble être un levier spécifique de structuration psychocorporelle. La richesse des situations de jeu - en termes de sollicitations motrices, toniques, sensorielles, affectives, relationnelles - offre à l’enfant de se découvrir et de s’expérimenter sous une diversité d’états. La répétition de ces jeux permet ensuite que ces états de corps soient progressivement intégrés et prendre valeur de représentations corporelles. Si l’identité trouve son assise sur les représentations corporelles, c’est bien le jeu qui joue le rôle de support à leur intégration.

La concomitance de l’émergence de l’espace potentiel avec celle de la sécurité de base et du sentiment de continuité d’existence nous permet d’affirmer l’ancrage du jeu dans les interactions précoces. On s’intéressera à présent davantage aux caractéristiques qui permettent de conférer au jeu cette fonction d’étayage de la construction psychocorporelle de l’enfant.