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La dynamique des usages de tabac : le gradient éducationnel au cours des générations

III. RESULTATS

III.1 La dynamique des usages de tabac : le gradient éducationnel au cours des générations

Le premier travail exposé concerne la dynamique des usages de tabac à l’âge adulte. Deux aspects importants y sont abordés, d’abord l’influence du niveau d’études sur la trajectoire tabagique au cours de la vie pour une génération donnée, ensuite l’évolution de cette influence au cours du temps, entre les générations. Cette analyse a été faite d’abord séparément pour chaque sexe, afin de mettre en évidence l’existence d’associations différentes entre niveau d’études et trajectoire tabagique suivant le sexe, puis ensuite en comparant systématiquement les hommes aux femmes par niveau de diplôme au sein de chaque génération, afin de mettre en évidence le degré d’inégalité entre hommes et femmes qui résulte des trajectoires observées pour chaque sexe séparément, par génération et niveau de diplôme. Ce dernier point constitue une des originalités de ce travail, car à notre connaissance, aucune publication n’avait tenté une telle comparaison auparavant. Cette lacune est étonnante dans la mesure où la comparaison entre sexes nous semble être la suite logique de l’établissement des trajectoires propres à chacun des sexes et que celle-ci ne peut être totalement prévue par les analyses séparées par sexe. Cette comparaison est essentielle pour mettre en évidence les inégalités de genre qui sont relationnelles. La deuxième originalité de ce travail est qu’il est le premier de la sorte à porter sur des données françaises analysées par sexe et par niveau de diplôme, et qu’il constitue une analyse originale de données transversales. La troisième originalité est plus relative et repose sur l’utilisation d’un index de mesure d’inégalité relative (RII) pour le niveau éducationnel et par sexe (le principe et la signification de cet index sont détaillés dans la partie II.3 : Les outils statistiques utilisés pour mesurer les inégalités).

Ce travail est publié dans Drug and alcohol dependence41(Legleye, Khlat, Beck et al., 2011b).

Le titre original est : Widening inequalities in smoking initiation and cessation patterns; A cohort and gender analysis in France.

L’idée générale à l’origine de ce travail fut la comparaison dans le temps des associations entre position sociale et consommation de tabac chez les hommes et les femmes. Disposant uniquement de données transversales issues du Baromètre santé de l’Inpes je me suis trouvé confronté à une limite évidente : la mesure du milieu social est effectuée au moment de l’enquête, alors que la consommation de tabac a pu débuter longtemps auparavant et il est par conséquent impossible d’assurer la consécution et partant le sens de la relation entre milieu social et tabagisme. La position sociale et le statut face à l’emploi sont de plus susceptibles de varier au cours de la vie, ce qui rend les associations encore plus fragiles. Par conséquent, je me suis tourné vers le niveau d’éducation qui varie peu (et le cas échéant ne peut qu’augmenter) au cours de la vie et est constitué presque définitivement durant le début de l’âge adulte. La consommation de tabac peut être décrite en première approche par l’âge d’entrée dans la consommation quotidienne et éventuellement par l’âge à l’arrêt définitif, ces deux variables étant bien renseignées dans le Baromètre santé. Il devenait alors possible d’opérer des analyses de survie qui offrent l’intérêt de pouvoir reconstituer les trajectoires suivant le niveau de diplôme et restituent davantage d’information que les analyses logistiques classiques. L’intérêt central du recours à cette analyse résidait toutefois dans la possibilité de segmenter l’échantillon du Baromètre en plusieurs groupes de naissances, grâce à sa grande taille, d’étudier les trajectoires de chacun et de les comparer finalement entre eux. Une analyse classique aurait imposé de renoncer à une partie de l’échantillon puisque les personnes âgées ont plus souvent arrêté de fumer que les plus jeunes, ce qui biaise la mesure de l’association entre position sociale et tabagisme lorsque ces deux caractéristiques sont mesurées au moment de l’enquête. Toute l’information disponible était donc utilisée.

Le premier travail fut la reconstitution de cohortes rétrospectives par génération étudiée, entre 18 ans et 39 ans (âge considéré comme la fin du processus de diffusion du tabagisme quotidien42) : de l’âge de 18 ans à l’âge d’entrée dans le tabagisme quotidien (dans la limite de 39 ans) d’une part, puis depuis l’âge d’entrée dans le tabagisme quotidien jusqu’à l’âge lors de l’arrêt définitif de l’autre (dans la limite de 39 ans). Ainsi, on constitue deux cohortes par individu43. Ce processus est effectué par génération de naissance (1930-1945, 1946-1965, 1966-1987) et par sexe. Précisons que pour l’arrêt du tabagisme, une analyse complémentaire a été faite en ne limitant pas l’âge à 39 ans mais en considérant toute la vie des personnes depuis 18 ans jusqu’à leur âge lors de l’enquête, afin de mieux cerner le processus d’arrêt, qui intervient pour une part après 39 ans. L’analyse statistique de ces bases de données rétrospectives était faite par la méthode de la régression logistique en temps discret (voir II.4 : Les techniques d’analyse statistique utilisées). L’analyse a été opérée par génération et par sexe. Puis pour chaque génération, une analyse complémentaire a été faite en combinant les deux sexes et en utilisant une interaction entre sexe et diplôme, ce qui permet par le recours à un contraste de calculer l’odds ratio associé au sexe masculin pour chaque niveau de diplôme qui fournit une estimation de l’écart hommes/femmes pour ce niveau éducationnel, qui est une des originalités de ce travail (voir II.4 : Les techniques d’analyse statistique utilisées).

Nous avons ainsi pu montrer plusieurs résultats importants :

1. Un accroissement progressif des inégalités liées à l’éducation chez les hommes au cours des générations, celles-ci étant nulles pour la génération 1930-1945 (RII=0.92) mais devenant importantes (RII=1.55) puis très importantes (RII=2.72) pour les générations plus récentes ; un renversement plus récent du gradient éducationnel chez les femmes : de très négatif pour la génération 1930-1945 (les femmes plus diplômées fumant plus que les autres, RII=0.19), il tend vers une annulation pour la génération 1946-1965 (RII=0.74) et devient positif (mais inférieur à celui

42 Ce qui est vrai, très peu d’initiations ayant lieu après cet âge.

43 Suivant le principe décrit dans la partie II.4 Les techniques d’analyse statistique utilisées.

observé parmi les hommes) pour la génération 1966-1987 (RII=1.86). Les femmes sont donc en retard sur les hommes pour ce qui est de l’épidémie tabagique.

2. On observe une diminution marquée des écarts de consommation entre hommes et femmes au cours des générations (le ratio de genre passant de 3.23 à 1.63 puis à 1.09)

3. Parmi les plus diplômés de la génération la plus récente, les femmes apparaissent plus souvent fumer que les hommes (ratio de genre=0.86).

4. Des inégalités importantes persistent pour l’arrêt du tabac parmi les femmes : l’arrêt est plus fréquent parmi les plus diplômées que les autres (une très faible tendance générationnelle vers une augmentation de ces inégalités semblant se dégager : RII=0.49 puis 0.51 puis 0.34 pour la génération 1966-1987), bien que les plus diplômées soient plus que les autres fumeuses à un moment de leur vie. Au final, il persiste donc une inégalité importante pour ce qui est de la cessation du tabac suivant le niveau d’éducation parmi les femmes (RII=0.59 pour l’arrêt au cours de la vie pour ce qui est des générations nées avant 1966) alors que la tendance est plus faible et non significative parmi les hommes (RII=0.88, non significatif).

Parmi les limites à ce travail, on peut citer les suivantes. Si l’arrêt du tabagisme quotidien intervient bien après la fin des études, l’entrée dans le tabagisme quotidien a toutefois souvent lieu avant la fin des études (en moyenne au sein de la population âgée de 17 ans interrogée dans l’enquête Escapad 2008, l’âge moyen de passage à l’usage quotidien est 15 ans). Ce phénomène n’est pas sans importance sur nos résultats, dès lors que le tabagisme quotidien se révèle être un des comportements les plus associés à des difficultés scolaires et notamment à une sortie précoce de l’école (Legleye et al., 2009b). Il n’est pas question d’accroire à une simple causalité entre tabagisme (en tant que comportement ou tabac (en tant que substance) et difficultés scolaires. Il est plus vraisemblable de considérer que le tabagisme est un indicateur de difficultés particulières associées à des parcours scolaires souvent plus courts, autrement dit, qu’il y ait un biais de sélection particulier associé au

Néanmoins, pour une part des moins éduqués, l’entrée dans le tabagisme quotidien a donc pu se faire avant la fin des études et avoir été un prédicteur (mais non forcément la cause) de leur brièveté.

L’association que nous avons relevée entre niveau éducationnel et tabagisme pourrait donc refléter des influences croisées et ne pas être due à l’influence à sens unique de l’éducation sur le comportement, notamment pour la partie la moins éduquée de la population. Ceci empêche par définition toute interprétation causale de nos résultats44. En l’absence du niveau d’éducation ou de la profession des parents, cette analyse constituait cependant le meilleur compromis accessible avec nos données.

44 Bien sûr, d’autres considérations constituent de sérieux obstacles comme la limitation du nombre de variables datées et l’extrême pauvreté de notre reconstitution de la vie des individus (éducation, âge, entrée et ou sortie dans le tabagisme).