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Pour guider la discussion des résultats, reprenons notre question de recherche. Nous cherchions à éprouver la pertinence de dix dilemmes (liés aux tâches administratives, d’enseignement et collaboratives impliquées par les projets d’intégration) que les enseignants spécialisés soutenant à la fois des projets d’intégration sont susceptibles de rencontrer dans leur pratique de façon plus ou moins fréquente et préoccupante. Ces dix dilemmes émanent des recherches de l’équipe PACES (Pelgrims, Bauquis, Delorme & Emery, 2015 ; Pelgrims, Delorme, Emery & Fera, 2017 ; Pelgrims, Emery, Haenggeli-Jenni & Danalet, 2018). Nous avons donc demandé aux douze enseignants spécialisés de classer ces dix dilemmes en fonction de leur fréquence et intensité, ceci dans le but d’examiner s’ils y sont confrontés dans leur activité de soutien à l’intégration et de pouvoir mettre en avant d’éventuelles spécificités en fonction du contexte professionnel des enseignants. Comme énoncé lors de la présentation des résultats, chacun des dix dilemmes a été classé parmi les trois dilemmes les plus fréquents ou parmi les trois dilemmes jugés les plus préoccupants par au moins un enseignant. Chacun des dilemmes se manifeste donc dans l’activité de soutien menée par les enseignants spécialisés lors de projets d’intégration en classe régulière.

83 Notre première question spécifique de recherche était la suivante :

1. Quelles sont les caractéristiques de la fonction de soutien à l’intégration ?

Tous les enseignants spécialisés interrogés soutiennent des projets d’intégration d’élèves en classe ordinaire. Pour les enseignants spécialisés itinérants, il s’agit de soutenir la scolarisation complète d’élèves déclarés à besoins éducatifs particuliers qui sont en outre administrativement inscrits dans l’enseignement ordinaire. Toutefois, la teneur et le type de projets d’intégration mis en place varient selon les contextes et se décident toujours selon les enseignants en fonction des besoins du groupe d’élève ou de l’élève.

La fonction d'appui à l'intégration que nous avons pu questionner à travers la pratique de douze enseignants spécialisés varie clairement entre le contexte de soutien itinérant et les classes spécialisées et intégrées. Il ressort de nos entretiens que les enseignants spécialisés itinérants différencient eux-mêmes leur rôle de celui d’un enseignant de classe spécialisée. En effet, l’enseignant de soutien itinérant intervient dans la classe régulière, auprès d’un élève de l’enseignement régulier et il est souvent perçu par l’enseignant titulaire comme une ressource compétente pour l’aider ou le compléter dans son travail. Sur le plan administratif, il n’a pas les mêmes tâches qu’un enseignant titulaire d’une classe spécialisée et n’a pas la même responsabilité au niveau du suivi de l’élève. Par contre, à l’instar des résultats de la recherche de l’équipe PACES, nous ne pouvons pas établir une distinction claire entre les contextes de classes spécialisées et les classes intégrées. Les prescriptions en matière d'intégration ne déclinent pas précisément en quoi consiste l'activité de soutien à l'intégration que les enseignants spécialisés devraient mener. Ainsi, nous avons pu constater une large palette de conceptions et de façons de faire dans la mise en place des projets d'intégration. Certains enseignants spécialisés, par exemple, démarrent les projets en discutant directement avec l’enseignant titulaire de la classe régulière et progressent petit à petit, observent de quelle manière il est possible de faire évoluer le projet, puis remplissent les critères administratifs.

D’autres, au contraire, remplissent premièrement les documents administratifs avec leur hiérarchie et entament ensuite l’intégration de l’élève.

84 Notre travail s’intéressait également aux caractéristiques des projets d’intégration que suivent les enseignants spécialisés. Nous l’avons formulé de la manière suivante dans notre seconde question de recherche :

2. Quel est le nombre, le type et la teneur disciplinaire des projets d’intégration que les enseignants spécialisés doivent gérer ? Combien de lieux et d’acteurs différents sont impliqués ?

Les enseignants spécialisés ont le souci de répondre aux besoins de l’élève et décident en amont avec l’équipe de la mise en place du projet d’intégration. Notre corpus entier met en lumière une panoplie de projets d’intégration tous différents en termes de taux (pourcentage d’intégration), de type (intégration collective, individuelle, semi-collective), de périodes (toute l’année scolaire, poursuite du projet l’année suivante, ponctuelle) et enfin d’objectifs.

Nous observons une certaine régularité dans les projets suivis par les quatre enseignants de soutien itinérants. Ils accompagnent chacun entre quatre et sept élèves en classe régulière, à raison de deux à six périodes par semaine, environ. Le soutien qu’ils apportent vise le maintien de l’élève en classe régulière et porte principalement sur les disciplines du français et des mathématiques. Les enseignants de soutien itinérant interviennent dans la classe de l’élève suivi ou dans un local mis à disposition par l’école. Le soutien se donne généralement en individuel et parfois en petit groupe suivant les objectifs travaillés. Les partenaires évoqués par les enseignants de soutien itinérant sont bien sûr les enseignants titulaires de la classe régulière, l’équipe des enseignants du soutien itinérant ainsi que leurs responsables pédagogique et thérapeutique, les directions de l’enseignement régulier et de l’enseignement spécialisé, les parents de l’élève suivi, mais aussi les enseignants des écoles où ils interviennent, ainsi que les autres professionnels liés au suivi de l’élève (psychologue, logopédiste, ergothérapeute, etc.). Ce sont les enseignants de soutien itinérant qui sont en lien avec le plus d’acteurs, car ils interviennent dans plusieurs contextes et écoles.

Les enseignants titulaires de classe spécialisée mentionnent comme projets d’intégration les activités qu’ils vivent avec une classe de l’enseignement régulier (gym, chorale, arts, récréation, projets d’établissement). Chaque enseignant spécialisé mène environ quatre projets d’intégration individuelle. Les disciplines pour lesquelles l’élève est intégré dépendent fortement du projet d’intégration et de ses objectifs, ainsi, toutes les disciplines scolaires peuvent être impliquées dans un projet d’intégration. Les intégrations individuelles ont lieu dans la classe régulière, dans les salles de sport et d’art, en fonction des disciplines suivies.

85 Les partenaires évoqués par les quatre enseignants titulaires de classes spécialisées sont les suivants : équipe des enseignants spécialisés et leur direction, collègues titulaires de la classe régulière accueillant leur élève ainsi que la direction de l’école régulière, les parents et les professionnels externes. Pelgrims et al. (2015) ont trouvé des résultats similaires en analysant la fonction de soutien à l’intégration menée par les enseignants spécialisés. Leurs résultats révèlent que « les 12 enseignants ont en moyenne 7.3 situations d’intégration en contexte ordinaire à gérer simultanément » (p. 12). De plus, « en ce qui concerne les intégrations collectives à gérer, la lecture des productions graphiques montre que les enseignants indiquent tous la récréation, souvent l’éducation physique et musicale, ou, dans certains cas, la participation à des activités moins formalisées didactiquement telle que la chorale, la bibliothèque, les cuisines scolaires. Les intégrations individuelles concernent essentiellement la participation à l’enseignement des différentes disciplines scolaires dispensé par les enseignants titulaires des classes ordinaires concernées » (Pelgrims et al. 2015, p.12).

Les enseignants titulaires de classe intégrée mentionnent eux aussi le fait d’être situé dans une école ou un cycle régulier comme étant une première intégration. Leurs élèves sont intégrés aux activités et aux projets de l’établissement. Les quatre enseignants interviewés accompagnent entre quatre et dix projets d’intégration individuelle, ainsi que plusieurs intégrations collectives en gym ou en art. Là aussi, les disciplines pour lesquels les élèves sont intégrés sont assez variables, en fonction des projets d’intégration. De manière générale, les intégrations sont, selon les enseignants interrogés, très encouragées, ainsi, dès qu’un élève a les compétences « relationnelles et scolaires » suffisantes et qu’une classe est susceptible de l’accueillir, un projet d’intégration est mis en place. Les intégrations ont lieu dans les classes régulières, les salles de gym et d’art, mais aussi dans le préau et les couloirs. Les partenaires évoqués par les enseignants titulaires de classe intégrée sont tout d’abord l’équipe de l’enseignement spécialisé (collègues, éducateurs, responsable pédagogique, direction), les collègues titulaires des classes régulières, la direction de l’établissement, les parents et les thérapeutes externes.

86 Examinons à présent les pratiques de collaboration menées par les enseignants spécialisés dans le soutien des projets d’intégration.

3. Dans quelles mesure les contraintes de collaborations multiples exemplifiées par les enseignants spécialisés en fonction de leur vécu font-elles écho aux dilemmes présentés ?

Lorsqu’un projet d’intégration se présente, les enseignants spécialisés interrogés mentionnent tous la collaboration avec l’enseignant titulaire de la classe régulière dans laquelle l’élève est intégré. Dans les entretiens, nous comprenons que pour les enseignants spécialisés cette collaboration est nécessaire et qu’elle est porteuse d’un certain nombre d’enjeux quant à la réussite du projet d’intégration. La collaboration avec le réseau et les parents est également mentionnée, sans toutefois être problématisée par les enseignants. En effet, les enseignants se sont centrés davantage sur leur collaboration avec les enseignants réguliers. Plusieurs enseignants titulaires d’une classe intégrée CO ont mentionné le fait qu’ils ne parviennent pas à collaborer avec les nombreux enseignants intervenants auprès de leur élève. Ils collaborent en général plus étroitement avec le maître titulaire de la classe régulière et ne contactent les autres enseignants qu’au moment des bilans ou pour transmettre une information importante.

Les propos que nous avons recueillis auprès des enseignants spécialisés sont comparables aux résultats de la recherche menée par Pelgrims et al. en 2015 : « Les résultats montrent donc que l’activité des enseignants spécialisés chargés de soutenir l’intégration d’élèves en classe ordinaire est essentiellement centrée sur l’actualisation de tâches pédagogiques et didactiques relatives à la conception, mise en œuvre et suivi du projet et au soutien de l’activité de l’élève, ainsi que sur l’actualisation de tâches collaboratives avec l’enseignants ordinaire, la direction de l’école, les parents et l’équipe multiprofessionnelle de l’enseignement spécialisé » (p. 17).

De manière générale, il ressort des propos d’enseignants que la collaboration entre l’enseignement régulier et l’enseignement spécialisé est présente. La loi sur l'instruction publique C 1 10 (articles 4A, 44B et 4C) ainsi que d’autres directives ont mis au clair la mission de l’enseignement public de pourvoir à l’intégration des élèves à besoins éducatifs particuliers. Les collaborations qui en découlent ont permis au fur et à mesure des années de développer des ouvertures, une forme de culture facilitant la mise en place de projets d’intégration.

87 Cependant, pour les classes spécialisées et la classe intégrée de l’enseignement primaire, les projets d’intégration se négocient surtout avec l’enseignant titulaire de la classe régulière et/ou le maitre spécialiste. Pour les classes intégrées CO, le projet d’intégration est premièrement discuté avec la direction qui choisit ensuite la classe régulière dans laquelle l’intégration se déroulera. On observe donc une différence dans le sens des négociations ou discussions. Les enseignants de soutien itinérant eux, ne sont pas confrontés à cette problématique.

Nous sommes surprises de constater à quel point les enseignants spécialisés, particulièrement en classe spécialisée, ont le souci de s'adapter à l'enseignant régulier, de lui éviter une surcharge de travail. De nos entretiens ressort clairement le fait qu'un projet d'intégration ne se propose pas à n'importe quel enseignant régulier. Ce constat a également été observé auprès d’autres enseignants spécialisés genevois : « trouver un enseignant consentant à intégrer et à maintenir un élève paraît tant précaire que les enseignants spécialisés, désireux, contraints, à répondre aux injonctions en faveur de l’école inclusive, sont prêts à « se sacrifier » en s’ajustant à leurs imprévus, demandes, confort » (Pelgrims et al., 2015, p. 24).

La part du relationnel entre les enseignants réguliers et les enseignants spécialisés semble aussi avoir un grand poids et impact sur le choix d'une classe d'accueil et sur le déroulement des projets d’intégration. Pourtant, les injonctions indiquent que les classes régulières doivent accueillir tous les élèves. L’élément particulier qui peut bloquer les projets d'intégrations, aussi bien en classe intégrée qu'en classe spécialisée, est celui des effectifs déjà élevés des classes régulières. C'est en effet une des raisons invoquées par les enseignants réguliers pour refuser d’accueillir un élève en intégration. Face à cette réalité du terrain, les enseignants spécialisés se sentent impuissants. Certains, en accord avec les directions, annoncent avant la fin de l'année les projets d’intégration envisagés pour l'année suivante, pour permettre ainsi à la direction de l'enseignement régulier de limiter l’effectif dans certaines classes régulières susceptibles d’accueillir un élève de l’enseignement spécialisé. Toutefois, cette précaution ne suffit pas toujours et certains projets d'intégration se voient refusés, repoussés ou proposés à un autre enseignant régulier que celui initialement prévu.

88 Une partie de nos entretiens avec les enseignants spécialisés concernait leur vécu en termes de collaboration avec un enseignant régulier. Bien que nous n'étudiions pas spécifiquement ce thème de la collaboration dans le cadre de ce travail, nous tenons tout de même à mettre en évidence le fait qu'un projet d'intégration est en partie dépendant de la collaboration entre les équipes enseignantes, les directions. « La collaboration est perçue, depuis plusieurs années, comme étant un élément fondamental à la réussite de la mise en œuvre de l'intégration scolaire » (Benoît, 2016, p. 80). En effet, un « enseignant spécialisé est […] amené à interagir, collaborer, voire co-enseigner avec autant d’enseignants ordinaires et de partenaires scolaires qu’il a de projets d’intégration à concevoir et à soutenir, ceci en travaillant dans différents lieux dont il est seul à faire le tour. » (Pelgrims et al. 2015, p. 27). Il nous semble utile que la fonction de soutien à l’intégration des enseignants spécialisés soit encore davantage déclinée et travaillée dans les dispositifs de formation. En effet, les étudiants pourraient ainsi être rendus attentifs aux différents dilemmes qu’ils rencontreront dans leur pratique et mieux soutenir les projets d’intégration.

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