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SYNTHÈSE DES RÉFLEXIONS ET PROPOSITIONS THÉORIQUES DE LA PREMIÈRE PARTIE 

2.  LE CANCER DE LA PROSTATE, RÉVOLUTION DANS L’ÉCONOMIE LIBIDINALE 

2.4.  Éros chahuté et acculé par le cancer de la prostate

2.4.1.  Déstabilisation de la pulsatilité de la pulsion

Afin de répondre à cette question, nous penserons et proposerons une modélisation

économique et temporelle de l’événement cancer de la prostate dans le jeu des intrications (et

désintrications) des économies biologique et érotique. Étant précisé que nous nous inscrirons dans le référentiel théorique de la métapsychologie du corps développée par C. Dejours et reprise succinctement supra, nous introduirons deux temps : le temps 1 regroupera l’avant du diagnostic (moment de décompensation somatique impossible à dater), le temps du diagnostic et de l’entrée dans le dispositif médical (explorations intimes, décision d’intervention médicale, représentations signifiantes qui lui sont associées) et le temps 2, celui de l’intervention curatrice à proprement parler. Nous proposerons ensuite une lecture économique et temporelle de la pulsion à ce moment précis.

Temps 1.  

Pour des raisons propres au sujet dans sa vie personnelle, un élément viendrait percuter son point de sensibilité à l’inconscient, ce qui occasionnerait une émergence de l’inconscient amential. Ne la reprenant pas dans une érotisation perverse de la castration de l’autre, il réprimerait cette violence et cette destructivité en lui, la renvoyant d’où elle vient, favorisant une décompensation somatique. En ceci, la « somatisation (…) {serait} une expression exemplaire de la pulsion de mort » (Dejours, 1989, p 76). La désintrication –

inconsciente pour le sujet – des corps biologique et érotique sur une fonction précise de

temps variable, le patient entendrait et recevrait comme une claque le diagnostic de cancer de

la prostate, qui, par rebond, atteindrait consciemment le corps érotique et le sexuel infantile,

renforçant la désintrication déjà à l’œuvre. Il n’est pas impossible non plus, et cela reste bien sûr à mettre à l’épreuve de la clinique, qu’au-delà des facteurs environnementaux cancérigènes, les patients qui décompensent sur la prostate soient ceux qui, justement, avaient particulièrement surinvesti la génitalité en réponse à une faille ou une zone non ou mal subvertie dans l’enfance. Cela pourrait être un biais, dans le sens où les patients fragiles sur le plan de la prostate auraient une géographie érotique particulière, cependant, cela n’augurerait en rien un profil psychologique particulier. Nous gardant bien sûr de toute généralisation malvenue ou trop hâtive, n’oublions pas que les études médicales tendent à montrer que le cancer de la prostate peut être compris comme un signe normal du vieillissement. Le phénomène qui poserait question serait alors les patients qui déclareraient un cancer de la prostate plus tôt et/ou plus bruyamment/gravement que les autres. L’étude de ce temps 1 (cf. l’avant du diagnostic, le diagnostic et l’entrée dans le dispositif médical) est, nous semble-t-il, incontournable, dans le sens où le diagnostic peut déjà avoir un impact psychiquement

castrateur et il s’agira bien, pour nous, de ne pas sous-estimer cet effet éventuel en dehors des

traitements lors de l’analyse des résultats.

Temps 2.  

Pour le temps 2, correspondant à l’intervention médicale et ses répercussions, proposerons une esquisse de modélisation économique et temporelle des possibles effets psychiques de la prostatectomie radicale dont les effets secondaires sont, rappelons-le, une dysfonction érectile souvent pérenne, ainsi qu’une incontinence urinaire, la plupart du temps spontanément résolutive en six semaines. Après l’opération, la pulsion est toujours alimentée par le substrat biologique et hormonal. Pour reprendre notre métaphore, l’accélérateur de particules (ou descente des montagnes russes) fonctionne, mais c’est une excitation sans apaisement. Il s’agit alors pour le patient de traduire le manque, la frustration d’éprouver un désir sans être en mesure de l’assouvir dans une relation sexuelle aboutie au sens classique du terme (pénétration puis orgasme). La capacité orgasmique étant préservée, le retour à une sexualité de jeune adolescent, a priori sans pénétration et faite de préliminaires, est tout à fait possible. Cela concerne les patients que M.O. Bitker (2007) appelle les patients résilients. Ces derniers feraient montre d’une souplesse et d’une plasticité psychiques leur permettant de se laisser aller à la régression génétique. Pour eux, le renoncement pulsionnel et la

réorganisation de leur économie libidinale pourraient aussi être source d’un enrichissement du moi et du fonctionnement somato-psychique. Mais cette réorganisation demande du temps, du temps psychique, celui qui échappe à la temporalité linéaire et ordinaire des secondes qui passent. Mais cela demande aussi des capacités de liaison et d’élaboration à un moment où l’appareil psychique est déjà saturé d’excitations traumatiques à lier (angoisse de mort, de castration, blessure narcissique d’un vieillissement qui vient faire effraction de manière extrêmement brutale dans le réel du sujet). Revenons à la déstabilisation provoquée. À notre sens, la prostatectomie radicale laisse intact le substrat hormonal et biologique du sujet mais ne permet pas un accomplissement charnel, en ceci, elle est une épreuve à deux niveaux : au niveau d’un désir encore plus insatisfaisant qu’à l’accoutumée, mais également au niveau du narcissisme. Au delà de la « castration » chirurgicale et somatique, il s’agit pour ces hommes d’une blessure narcissique du fait de l’atteinte de la représentation de soi en tant qu’homme mais aussi du fait du renoncement forcé à l’accomplissement charnel du désir. Dès lors, la double annonce diagnostique du cancer de la prostate et de l’impuissance consécutive serait une blessure tant au niveau du narcissisme primaire – en termes d’atteinte à l’immortalité – qu’au niveau du narcissisme secondaire.

Le Moi ne pourrait dès lors se prendre comme objet d’amour, car il serait trop décevant, trop éloigné, trop faillible, trop vieux, somme toute, trop mortel. Il serait une insulte à la toute puissance mégalomaniaque infantile, un affront du principe de réalité, une claque douloureuse dont il serait éprouvant de se remettre et que le sujet ne pourrait pas ou plus dénier pendant un certain temps. Le Moi ne pourrait être alors qu’à consoler. Mais encore faudrait-il pour cela qu’il ait des ressources pour mobiliser le pôle Philia du narcissisme (cf.

supra), à savoir pouvoir se prendre comme objet d’amour malgré son caractère décevant,

notamment vis-à-vis de l’Idéal du Moi. Or, Eros se déploie également dans la pulsatilité de la pulsion sexuelle au niveau du narcissisme. Si le Moi peut se prendre comme objet d’amour tempéré se contentant de ce qu’il est, voire peut aller jusqu’à se réjouir de ce qu’il n’est pas, de ce qu’il n’a pas, de ses failles, de ses manques et autres imperfections – ce que nous avons pensé dans Philia –, c’est parce qu’il bénéficie de l’énergie pulsionnelle d’Eros (qui viendrait de l’Idéal de moi). C’est aussi parce qu’il peut parfois se prendre, de manière intermittente, comme objet de passion brûlante, approchant les idéaux qui le meuvent et l’émeuvent comme une asymptote vers laquelle il tend et qu’il l’aide à tenir. Il nous semble que dans le cancer de la prostate, le sujet, violemment désavoué de tous les idéaux qu’il n’atteignait certes pas, mais auxquels il pouvait encore prétendre, est aussi privé d’un espace transitionnel de rêverie où il

peut se fantasmer au plus proche des idéaux. La prise de conscience du vieillissement et de la précarité corporelle en est d’autant plus aiguë. La chute est douloureuse et la mésestime, si ce n’est le désamour de soi, peuvent en résulter. Dès lors, il est très coûteux voire impossible et parfois impensable pour le sujet, de trouver les ressources de s’investir encore. Philia, ou le fait de pouvoir se réjouir de soi en tant que tel, semble difficilement mobilisable. Or, ce serait le pôle Philia, de liaison, qui devrait être investi pour lier cette excitation sans décharge, dans la tendresse et dans l’amour. Tendresse envers soi-même qui implique de s’accepter désirant et impuissant sans réprimer un désir inassouvissable, d’accueillir avec bienveillance ce qui ne peut advenir, comme les capacités négatives dont parle A. Philips (2009) : être un embarras, être perdu, être impuissant. Le programme en apparence peu réjouissant, peu excitant, mais

être un embarras pour soi-même et pour l’autre, être perdu dans sa virilité et être impuissant en tant qu’homme désirant, et en tant que sujet face au cancer – sans savoir quand cela va

s’arrêter –, sont autant de capacités négatives (selon nous mobilisées par les traitements) qui, une fois dépassées/transcendées ouvrent sur les potentialités de chacun, permettant d’accéder à la créativité au sens de D.W. Winnicott.

Si la pulsation Éros/Sexual n’est pas tellement déstabilisée en tant que telle par la chirurgie comme par l’hormonothérapie, qui agit directement sur la composante hormonale du désir, elle l’est, consécutivement, par l’atteinte castratrice du diagnostic, par la prise de conscience du vieillissement et du décalage avec les idéaux, véritables traumatismes tant sur les plans dynamique qu’économique. Dès lors, si nous essayons artificiellement de découper le réel de l’appareil psychique, nous nous apercevons que les différentes pulsatilités sont liées et/ou interdépendantes et/ou interagissantes. Les pulsations Eros/Philia (au niveau intersubjectif et narcissique) et celles Eros/Sexual (au niveau intrapsychique) se répondent et se nourrissent. Une déstabilisation en entraîne possiblement alors plein d’autres, venant témoigner de la complexité, mais également de la fragilité de l’équilibre psychique, toujours à l’interface de soi et de l’autre, du corps et de l’esprit. Ainsi, non content de rendre Priape impuissant, le cancer de la prostate déstabiliserait, et de façon majeure, la pulsatilité de la pulsion sexuelle à plusieurs niveaux :

- au niveau intrapsychique, dans les oscillations Eros/Sexual ;

- au niveau des ressorts interpersonnels dans les oscillations Eros/Philia, ce qui viendrait rompre son fragile équilibre interne dépendant à la fois du corps, du narcissisme et de l’autre ;

- au niveau du narcissisme de vie comme destin pulsionnel dans les oscillations Eros/Philia.

La rupture de l’équilibre entre ces différentes pulsatilités ne serait-elle pas une autre forme de ce qu’on appelle communément la désintrication pulsionnelle ? Si oui, le risque majeur serait l’effet cumulatif et la solution drastique, radicale et réactionnelle, serait le narcissisme de mort.

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