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Une heure n'est pas une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats.

Marcel PROUST, Le Temps retrouvé.

Un dialogue de ce type eut lieu à la Société de philosophie de Paris, le 6  avril 1922, entre Einstein le physicien et Bergson le philosophe, à propos de temps et de relativité.

« Prétendez-vous parler du temps tel que l'entend l'homme ordinaire ? » demande en substance Bergson à Einstein. « La question se pose ainsi  : le temps du philosophe est-il le même que celui du physicien ? » résume Einstein avant de répondre sans hésiter que seule la science dit la vérité et qu'aucune expérience vécue ne peut sauver ce qu'elle nie.

Bergson fut fort déçu par cette réponse péremptoire. Sans doute espérait-il qu'Einstein se rendrait à ses raisons, qui, après tout, étaient celles du plus élémentaire bon sens.

Il convient de bien comprendre les termes de cette opposition. Bergson avait, sur le temps, une thèse originale, qui le hanta toute sa vie. Il était obsédé par l'idée que notre intelligence se fait une représentation fausse de la nature réelle du temps. Préoccupée de noter des coïncidences plutôt que d'observer le temps qui s'écoule, elle substituerait inconsciemment à la durée un schéma mathématique simpliste, celui d'un temps à une dimension, homogène, continu et constitué d'instants qui se succèdent.

Ce faisant, si l'on en croit Bergson, elle oublie de regarder en face la véritable nature de la durée, qui est progrès, création de formes nouvelles, invention continue, émergence jaillissante de nouveauté ininterrompue. Le temps n'a rien d'un sablier usant son sable ou d'une montre débitant le tic-tac monotone d'instants esseulés : la durée, inventant sans cesse, exclut nécessairement la répétition. Comme nous l'avons observé, ce point de vue n'est pas, en général, celui des physiciens. Il ne faut donc pas s'étonner que Bergson ait vivement critiqué la conception du temps qu'ont les scientifiques. Pour résumer son objection, il suffit de citer un

passage de la lettre qu'il écrivit à William James, en 1908 :

«  Je m'aperçus, à mon grand étonnement, que le temps scientifique ne dure pas, qu'il n'y aurait rien à changer à notre connaissance scientifique des choses si la totalité du réel était déployée tout d'un coup dans l'instantané, et que la science positive consiste essentiellement dans l'élimination de la durée. » Pour Bergson, ce constat rend le temps des scientifiques inconciliable avec les données de la vie intérieure, pour laquelle il n'existe pas de temps sans durée. La durée est la pâte même du temps. N'est-il pas vrai que nous ne percevons jamais l'instant comme ponctuel ? Le temps n'a-t-il pas toujours une certaine «  épaisseur  »  ? Et n'apparaît-il pas, pour qui se détache d'une approche fonctionnelle du réel, comme le lieu de la liberté et de la création ? Soutenant le sens commun, lequel sait bien que le temps existe et que l'intuition de la durée le prouve, Bergson conclut que l'instant n'est qu'une abstraction imposée par l'intelligence qui ne comprend le devenir qu'en repérant des états immobiles.

Einstein, lui, affirme que le temps n'existe pas, ou du moins qu'il n'a pas d'épaisseur. Qui pis est, sa théorie de la relativité brouille, au grand dam du philosophe français, les repères du sens commun en montrant comment la perception du temps est liée au mouvement des observateurs et qu'à cet égard on peut concevoir un temps qui admettrait la coïncidence du présent éprouvé par l'un de ces observateurs avec l'avenir ou le passé d'un autre.

Bergson n'accepte pas ce résultat. Dans son livre Durée et Simultanéité, publié en 1922, il commence par critiquer sévèrement la vision géométrique et dévalorisée du temps, fondée sur l'instant, qu'imposé la physique  : l'instant, d'après lui, n'est qu'une coupure artificielle qui aide la pensée schématique du savant, mais prive la durée de tout substrat concret. Une simultanéité ne saurait témoigner du flux de la durée.

La critique de Bergson reprend au passage les arguments que Zenon d'Élée utilisait pour fonder les paradoxes du mouvement auxquels il a laissé son nom  : une flèche qui vole (une vraie flèche en bois, pas celle du temps !) ne peut pas occuper à chaque instant de son vol, disait-il, une position vraiment déterminée puisque, si elle occupait une telle position, elle serait immobile. Ensuite, Bergson tente désespérément de rendre la relativité de la simultanéité durées biologiques (ou psychologiques) sont, elles, identiques. Les succès de la relativité rendent cette assertion difficilement soutenable car elle conduit à un écartèlement allant jusqu'à la dissociation entre temps physique et temps psychologique. Mais cela ne veut pas dire qu'il faille rejeter en bloc l'argumentation du philosophe.

Car, comme l'a montré Louis de Broglie dans son livre Physique et Microphysique, la conception bergsonienne du temps s'accorde assez bien avec celle de la physique quantique, qui conçoit qu'il puisse y avoir une «  mobilité pure sans localisation précise  ». C'est le sens du principe d'indétermination de Werner Heisenberg, qui interdit qu'un objet quantique puisse avoir en même temps une position et une vitesse bien déterminées.

Plus généralement, Bergson objecte à Einstein que le temps mathématique et déshumanisé du physicien n'épuise pas le sens du temps vécu et que, de toute façon, ni la science ni la métaphysique n'ont jamais rien dit qui vaille sur l'expérience du temps, essentiellement parce qu'elles se confient à l'intelligence qui est réfractaire à la durée dont le sens commun a l'intuition. Nous avons beau porter une montre au poignet, nous ne sommes pas réductibles à un chronomètre, ni même à une horloge parlante. C'est

pourquoi la pensée scientifique, et même la pensée tout court, se trompe toujours lorsqu'elle croit dire le temps.

N'étant qu'un fragment de la vie, elle n'a pas les moyens de dicter ses règles à la vie. À trop schématiser le temps, on laisse certainement échapper quelques-unes de ses propriétés fondamentales. Sur ce point, le débat reste ouvert : lorsque nous examinons la beauté, la puissance et l'efficacité des théories physiques actuelles, oublieuses du temps, nous ne pouvons que donner raison à Einstein ; mais lorsque nous voyons un enfant qui grandit en inventant chaque jour de nouveaux gestes, nous percevons mieux la pertinence des objections de Bergson. Sa philosophie passe probablement comme lettre à la poste auprès des pères de famille attentifs.

Le temps invente-t-il ou ne fait-il que passer ?

Le temps de la vie est invention continue, apprentissage perpétuel, émergence ininterrompue de nouveauté, avec parfois, semble-t-il, des phases de

régression intempestives.

Qu'est-ce que ce temps-là a de commun avec les tic-tac répétitifs et esseulés dont est constitué le temps monotone des physiciens ?

Ph. © V. Winckler.

Reste que la furtivité de l'instant physique a du mal à rendre compte de l'épaisseur de la durée psychologique.

Chronos et tempus rechignent à se confondre, la ponctualité de l'un s'accordant mal avec la continuité de l'autre.

Einstein lui-même en convenait : « Il n'y a pas un temps des philosophes  ; il n'y a qu'un temps psychologique différent du temps des physiciens.  » L'opposition des arguments d'Einstein et de Bergson fournit une estimation de la distance qui sépare ces deux sortes de temps.

L'affrontement de ces deux géants de la pensée posait indirectement une autre question, celle de savoir qui a autorité pour parler du temps. La réponse est certainement : personne, ou plutôt tout le monde. Dans le domaine de la pensée, le temps incarne la fin des privilèges. Il n'est l'apanage d'aucune discipline et nul ne peut, sur un tel sujet, revendiquer une quelconque préséance. Mais on sait bien que la fin des privilèges ne signifie pas celle des affrontements. Dès lors, le mieux n'est-il pas d'écouter avec la même attention ce qu'ont à dire sur le temps les philosophes, les savants, les musiciens, les poètes, et tous les autres hommes, et ensuite de se faire sa propre opinion ? Après tout, si le temps était un bateau (voire une galère), nous serions tous dans le (la) même.