Dans
cette étudesommaire, nous nous sommes
attaché surtout à mettre en évidence les faits qui peuvent par leur caractère servir a établir
un
paral-lèle entre les épidémies de peste des âges précédentset celles de notre époque.
Nous
savonsque
l’horriblemal
n’a pas disparu,que
dans ces dix dernières années il a été signalé en Chine,dans
les Indes, ent
Arabie, en Egypte, à Madagascar, à
Londres même
où
deux
cas’furent signalés enseptembre
1896.Si nos pères étaient
moins
bien renseignésque nous
sur l’étiologie de la maladie, s’ils ignoraient l'existencedu
microbe,nous devons
reconnaîtrequ’ils ont parfaitement
compris
la « contagion » et ses multiples causesou
formes.Nous
avons cité desexemples
suffisammentnombreux
et plausiblespour que
cela soit hors de doute.Nous pouvons donc
bien leurpardonner
d’avoir cru au pouvoir des influences astrales, aux sortilèges—
70jetés par les juifs, à l’action néfaste des « engrais-seurs ».
Dans
notrevingtième
siècle,en
province etmême
en plein Paris, coml)ien croient à la carto-mancie, à la chiromancie, à l’avenirdonné
parl’expli-cation des songes, et qui,
dédaignant
la science tellequ
elle est, solide, indéniable,démontrée,
vontcon-sulter avec foi
une somnambule
ouune
tireuse de cartes.
f]n matière clinique,
nous sommes
obligésde
reconnaîtieque
nos devanciers avaient acquisune grande
habileté. Lessymptômes de
la peste sont décrits avec exactitude et avecun grand
luxe dedétails.
Tout
au plus, peut-on parfois reprocheraux
auteurs anciensun
certainmanque
d’ordre et de net-teté.Leurs
écrits se ressententsouvent
de cette diffusion etde
ce défaut de classification, qualité quifait la
grande
supériorité des traitésde
nos jours. Ilfaut dire aussi
que
lemédecin
d’autrefois étaitgéné-ralement un
savantdans
la large acceptiondu
mot.C’était
un
latiniste,un
chimiste,un
physicien,un
naturaliste, en
un
mot,un
encyclopédiste. Tel était PierreAréoud
au xvi® siècle qui s’improvisait auteur dramatique,metteur
en scène,médecin,
organisateurde
l’ordre public., etc. (t).Toutefois avec Davin, Donis, il y eut
de
notables progrès.La
maladie a éténettement exposée
etdéterminée
par ces auteurs.(1) Pierre Aréoud écrivit en lt)23 un petit traité sur la Fontaine ardente (Bibliothèque de Grenoble, X-4524). La Fontaine ardente, une des anciennes merveilles du Dauphiné, est une émanation naturelle d’hydrogènesulfuré, situéeprès de Vif, Isère.
Aussi le diagnostic de la peste est-il indubitable
et il convient de rejeter les allégations qui tendraient
à dire
que
lemot
peste s’appliquait à unensemble de
maladiesépidémiques mal
définies ; telles la fièvre typhoïde, la grippe, les fièvres paludéennes, etc.Tout
au plus peut-on insinuer qu’il y a euquelque-fois des confusions
dans
la période qui a précédé leXV® siècle.
A Grenoble
il est hors de doute qu’on a bien eu affaire à la peste bubonique,accompagnée
de son cortège desymptômes pathognomoniques
: les bubons, les charbons, les taches caractéristiques, larapidité de l’évolution et la gravité exceptionnelle
de
la maladie.
Nos
pères, voyant dans l’apparitiondu
terrible fléauune
manifestation de la colère divine, imaginèrent toutes sortes de pénitences pour l’arrêter. C’était letraitement mystique et la secte des flagellants,
con-damnée
par l’Église à cause de sesimpudiques débordements,
a été assez ridiculisée par les rail-leries dont fut l’objet la cour de Henri III. Laprophy-laxie valait mieux.
De
nos jours le traitement prophylactique est lepremier
dans
l’ordre desmesures
à prendre entemps
de peste.Nos
prédécesseurs l’appliquèrent avecune
sévéritéque
nous accepterions difficilement; ily entrait
même
de la sauvagerie et de l’inhumanité.
Malgré l’énergie de ces
moyens,
la peste revenait sans cesse.Un
point surtout était difficile à obtenir des j)opulations : c’était la propreté desmaisons
etdes rues.
Dès
lestemps
reculés, les pouvoirsmunici-paux de Grenoble
avaientcompris que
la peste était liée à la malpropreté.Mais pour
vaincre la résistance d’un peuple,pour
lui ôter d’un seul
coup
ses habitudes enracinées, iln’y faut
guère
songer.Ce
n’estque peu
à peu, avecles progrès de la civilisation
que nous sommes
arrivés àune hygiène
bien comprise.Nous avons montré comment
la désinfection, dite parfumerie, étaitcomprise
par nos pères ;comment
ils pensaient détruire ce
germe
invisible, cetennemi
insaisissable qu’ils avaient
soupçonné
avantPasteur
et son école. Si les
méthodes employées pour
ladésinfection étaient
moins
savantes qu’aujourd’hui,
elles
donnèrent néanmoins
d’excellents résultatsdans un grand nombre de
cas.Le
traitement médical étaitentendu
à peu prèscomme
de nos jours, si l’on fait abstractionde
lamultitude des
remèdes empiriques
et anodinsdont abonde
la polyj)harmaciedu
temps.Le
but était tou-jours d’évacuer.Nous appelons
« toxines » les pro-duits virulents des bacilles; nos devanciers appelaientft venin » le poison sécrété par la maladie.
Nous
di-sons
que
nosorganes
sont envahis et altérés par cesmêmes
toxines qui causent lessymptômes morbides;
les anciens disaientque le venin, repoussé des
organes
parune
sortede
lutte et de résistance naturelles, se rendait surtoutaux
«émonctoires
».Nous
conseil-lons les diurétiques, les sudorifiques, les purgatifspour
éliminer ces poisons; nos pères faisaient suer
surabondamment
leurs malades, les saignaient, lespurgeaient et leur administraient force clystères
pour
évacuer leshumeurs.
On
peut leur reprocherune médecine
par trop fantaisiste etquelque peu
charlatanesque. Leurs préparationspharmaceutiques
(thériaque, élec-tuaires, confections, mithridate, emplâtres, anti-dotes, etc.) semblaient avoirune
vertu par leur complexitémême.
Mais ce qui constituait le fonddu
traitement était logique et rationnel.
Que
diremaintenant
des multiples préservatifs sans signification, sans effet, qui constituaientune
partie importante de l’art de guérir de l’époque?
Assurément,
c’était critiquable et plusieursmédecins
l’ont reconnu, Davin entre autres. Mais ne
médisons
pas trop de nospères s’ils employaientavec conviction« le bézoard, l’huile
de
scorpions, le foie de crapaud,l’arsenic «
pendu
au col », les pierres précieuses.Des
croyances identiques subsistent encore de nos joursdans
cemême
Grenoble.Nous
avonsvu employer
plusieur» foispour
guérir les «coups
defroid » ou les «
chaud
et froid » leremède du
pigeon appliqué écorché vif sur la poitrine; lapoudre
de vipère, qu’on trouvedans
la plupart des pharmacies,est souveraine
dans
la rougeole etpour
tous lesma-lades qu’on veut faire transpirer;
dans
les douleursrebelles, qu'il s’agisse de névralgies ou de
rhuma-tisme, rien ne vaut la peau de serpent ou la graisse de
marmotte. Nous
en passons et des meilleures.« L’usage des amulettes, aussi vieux
que
lemonde,
existe encore dans la France entière.
On
en écriraitun volume
; l’émeraude portée au doigtou suspendue
—
74-au
cou
préservede
l'épilepsie; la matière fécalede
l’éléphant,
mélangée
au miel et introduitedans
levagin d’une
femme empêche
celle-ci de concevoir;le
cœur
d’uncrapaud
mis sous lamamelle
d’unefemme
fait revenir le laitperdu
;un crapaud desséché
placé sous l’aisselle arrête lessaignements de
nez;une dent de
chienenragé
portée attachéedans un morceau
de cuir préservede
la rage; l’excrémentde
loup portédans
lapoche
préserve des coliques.Un
collier de liège autour
du
cou des chiensou
des chats leur fait passer le lait;un
sachetde
safran susj)endu sur l’estomac préservedu mal de mer; dans
le Finis-tère, lorsqu’on va faire baptiserun
nouveau-né,on
lui
met un morceau
de pain noirpour
éloignerde
lui les maladies; l’enfant né coiffé auquel il ne faut pas enlever lafameuse
coiffe, qui n’est autreque
l’am-nios ; les dents de loup oude
renard avec lesquelleson
faitencore
des collierspour
aider à lapousse
des dents des jeunes enfants ; cinqmarrons
d’Inde portésdans
lapoche
guérissent leshémorroïdes
les j)lusopiniâtres (1). »
Le
traitement chirurgicalde
la peste avait sa raison d’être. L’ouverture desbubons, quand
ilsatteignaient
un
certaindéveloppement,
devaitcertai-nement
être salutaire.Quant
à la saignéedont
ont tantabusé
nos devanciers, ils avouaienteux-mêmes
qu’elle ne donnait pas
de
résultats satisfaisants.Il
nous
reste ànous demander
quelle serait notre conduite si la peste revenaitparmi
nous.Au
fond(l) Paul Labakthe : Diclionnuire de médecine.
/O
nous
ne changerions rien ou presque rien ;nous
améliorerions seulement.Nous
profiterions d’un état social bien supérieur à celui des anciens temps. Les guerres sontdevenues
plus rares ; la misère estmoins grande
; la disette a disparu. La propreté de nos rues deGrenoble
justement célèbre aremplacé
les cloaques infects
du moyen
âge ; l’eau potable estd’une pureté parfaite, à tel point qu’on a
pu
la dire« presque aseptique » ; la prophylaxie et la désin-fection ont fait de notables progrès et sont
mieux comprises
;un
service d’hygiène,composé
engrande
partie de médecins, fonctionne régulièrement.
Tout nous
faitprésumer que
nous ne reverrons pasd’épi-démies
aussi meurtrièresque
celles qui ontéprouvé
nos ancêtres et contre lesquelles ils ontvaillamment
lutté.
Lorsque
notre pensée se reporte vers ces âgeslointains,
quelque
peu enveloppés de mystère, d’oùles
événements
historiques, perçant les voiles del’oubli,
nous
sont parvenus seuls, laissant dans l’ombre les faits demoindre
importance,quand,
àchaque
pas, nous rencontrons les souvenirs destemps
passés : sol
que
foulèrent avant nous les habitantsdu
vieux (( Cularo »; murailles d’un autre âge, témoins
muets
desmaux
de l’époque ; Ile Verte, aujoui d’hid lieu d’agrément, autrefois le plus triste refugeque
Grenoble ait possédé, alors ilnous
vient à l’espritun
sentiment de satisfaction de notre curiosité scienti-fique, et dans l’évocation muette des siècles passés, notre désir de savoir est en partie assouvi.La
vie de nos ancêtres, avec leurs misères et leurs joies, estun
fécond
enseignement
etnous trouvons un
intérêt supérieur à connaître la réussiteou
les insuccèsde
nos devanciersdans
cette lutte perpétuelle qu’est la viede l’homme
contre ses plus implacablesennemies
:la