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Comment évaluer l’expérience subjective du travail ?

Chapitre 3- L’EVALUATION DES COMPETENCES « SOFT » DES MANAGERS DE PROXIMITE : ENJEUX ET LIMITES

3.2 Comment évaluer l’expérience subjective du travail ?

L’évolution historique du travail a entraîné une évolution de l’évaluation du travail. Au 18ème siècle, faute de pouvoir évaluer la dimension de l’être au travail, cette expérience subjective dont parle Marx, on parle d’évaluation du temps de travail, pensant que c’est plus facilement mesurable. Néanmoins, c’est encore omettre la dimension subjective de l’intensité de l’effort, de la qualité, de la souffrance ou du plaisir de l’individu au travail.

Les travaux des ergonomes dans les années 60 ont fait entrer le concept de charge de travail dans l’entreprise, où l’individu est pris en compte dans son effort.

Puis l’arrivée de nouvelles technologies et la conduite des procédés modifient le travail, et travailler devient de la gestion d’imprévus, de la prévention d’incidents, de dysfonctionnements, de pannes…

Mais alors comment analyser et évaluer un travail où l’effort est discontinu, et où la charge physique se double d’une charge mentale (travail intellectuel et processus cognitifs engagés) ? L’essentiel de ce que l’on cherche à observer se dérobe à l’observation directe car seule l’expérience vécue de celui ou celle qui travaille peut nous permettre d’y accéder : c’est « l’expérience subjective du travail ».

3.2.1 L’apport de Christophe Dejours

Pour C.Dejours45, le principe en soi de l’évaluation n’est pas remis en cause, elle est même jugée légitime et souhaitable. C’est sa mise en œuvre qui fait l’objet de critiques.

Il relève la discordance entre 2 modalités de description du travail : celle des gestionnaires, économistes (approche objectiviste et macroscopique), et celle des travailleurs et des chercheurs en Sciences Humaines (approche compréhensive et intersubjective). D’où un décalage entre l’organisation du travail prescrite (par les gestionnaires) et l’organisation du travail réelle (vécue par les travailleurs). Cet écart entre le réel et le prescrit est géré par les acteurs par des stratégies diverses.

Pour l’auteur, les situations de travail sont grevées d’évènements inattendus, de pannes, d’incohérences organisationnelles, d’imprévus provenant de la matière, des outils, des collègues, des chefs,… En ce sens il n’existe pas de travail d’exécution. Et c’est là qu’apparaît un décalage entre le prescrit et la réalité. Travailler est donc pour C.Dejours le fait de combler l’écart entre le prescrit et le réel. Le travail se nourrit de subjectivité et de l’engagement du corps, qui confèrent à l’intelligence au travail sa

      

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DEJOURS Christophe (2003), L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Sciences en questions, INRA Editions

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génialité. C.Dejours insiste sur le rôle de la parole dans l’évaluation du travail qui permet d’expliquer ce qui est réellement fait, d’en faire une description subjective, mais ce rôle n’est pas facilité par les transformations récentes du travail (flexibilité, méthodes d’organisation du travail, de gestion et de management).

Et dans le cadre de l’évaluation, cet écart entre la description gestionnaire et la description subjective montre l’impossibilité d’évaluer le travail dans sa réalité et dans sa qualité. La mesure des performances n’est pas l’évaluation du travail, parce qu’il n’y a aucune proportionnalité entre performance et travail.

Pour C.Dejours (2003), évaluer le travail serait donc rendre visible la partie immergée de l’iceberg : le travail effectif ne pourra jamais être intégralement rendu visible, il faudra donc se résigner à des objectifs et des attentes modestes, même s’il faudra être plus ambitieux pour les méthodes d’évaluation.

Selon l’auteur, face à toutes ces difficultés pour évaluer le travail, un nouveau concept est apparu, celui d’évaluation des compétences, afin de replacer l’analyse du travail dans sa subjectivité. Mais la question reste entière : comment définir une compétence sans en passer par une connaissance fine du travail dans lequel elle s’actualise ?

Pour C.Dejours (2003), il faut repenser l’évaluation : une évaluation convenable passera par l’analyse des difficultés rencontrées dans le travail. En fonction des difficultés, on peut apprécier les efforts et la contribution de chacun. Cela s’étudie au niveau individuel mais aussi au niveau collectif. Ce qu’il faut remettre en question selon lui, c’est l’évaluabilité du travail et de sa subjectivité.

3.2.2 L’évaluation des Soft Skills : une illusion ?

Après ce qui vient d’être présenté au niveau de l’évaluation, de la compétence, ainsi que sur le fait que les Soft Skills renvoient aux dimensions subjectives du Manager, il semble extrêmement difficile de pouvoir objectiver, rendre mesurable, et donc évaluer ces compétences distinctives.

C’est d’ailleurs un sujet très épineux, où certaines dérapages ont fait l’actualité : il ressort en effet des différentes "affaires" des dérives sur l’évaluation des compétences comportementales avec des quotas, des notations, des critères non objectifs, des sanctions, alors que l’évaluation sert d’abord à motiver, à identifier les points où il faut de l’aide.

Les Instances Représentatives du Personnel se sont d’ailleurs emparées du sujet comme d’un enjeu de santé des travailleurs, et s’appuient sur 3 arrêts pour dénoncer certains dispositifs d'évaluation : l’arrêt Mornay du 31 mars 2007, qui oblige à consulter le CHSCT avant la mise en place de l'évaluation, l’arrêt Snecma du 5 mars 2008, qui marque une nouvelle étape dans l'obligation de résultat en matière de sécurité au travail, et la décision du 5 septembre 2008, sur Wolters Kluwer France, qui sanctionne le dispositif d'évaluation au motif de certaines notions trop subjectives.

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S.Bellier (2000) montre que l’évaluation des Soft Skills est une réelle problématique : ces compétences concernent de plus en plus de situations professionnelles, où la relation client est centrale, et où il faut travailler en collaboration, en réseau.

L’auteur attire notre attention sur la difficulté à évaluer ces compétences, certains aspects comme la personnalité ne devant pas y être intégrés (car elle est pérenne, hors contexte et détachée de l’action). Ces compétences ne sont existantes et évaluables qu’à condition qu’on leur donne vraiment les caractéristiques des compétences, c'est-à-dire le rapport à l’action, ce que l’individu fait dans une situation donnée. Donc il s’agit d’évaluer dans les situations clés de l’emploi concerné, les Soft Skills mises en œuvre permettant d’obtenir le résultat escompté. M.Morin46 reconnaît que même avec les procédures et outils à notre disposition, aussi fins soient ils, il est très difficile de mettre ces compétences en évidence autrement qu’à mesure que l’individu évolue dans son travail au sein d’un environnement changeant.

Pour les évaluer, il faut donc choisir les situations clés ou critiques, analyser les interactions dans lesquelles elles prennent place, ainsi que les modes de collaboration et de coopération pour produire le résultat relationnel. En bref, comme pour toute compétence, il s’agit de l’apprécier dans sa mobilisation, dans sa stratégie d’action et de relation.

Ainsi, l’évaluation des Soft Skills des Managers, comme toute autre compétence, doit être validée dans une situation critique du poste, en tenant compte des interactions dans lesquelles elles s’inscrivent, et des modes de collaboration et de coopération mis en place pour produire du résultat. Nous voyons bien que ces compétences restent particulièrement difficiles à observer complètement et parfaitement, et donc à objectiver, et à évaluer.

Une autre dérive par contre pourrait résulter de l’engouement pour les Soft Skills et

de leur soi disant évaluation : le risque d’un effet de standardisation des

comportements en ce sens où l’évaluation peut être vue comme la vérité sur le comportement à adopter, et avoir une influence sur les comportements pour qu’ils soient institutionnalisés. Ce risque de « taylorisme relooké » pour S.Courau (2001), où les comportements, les façons de penser, de communiquer, sont observés, fractionnés, évalués, enseignés, peut mener à une certaine conformité, un clonage des pratiques managériales. Qui plus est sur la prise en compte des manifestations de ces compétences spécifiques, et non des compétences elles-mêmes.

Pour conclure cette partie, il semblerait que la revue de littérature sur les aspects clés de notre sujet, mette en évidence une opposition entre deux approches :

‐ Une approche gestionnaire, où le Manager doit tendre vers un idéal décrit dans les manuels de management et les cursus de formation, et posséder un ensemble de compétences décrites et objectivées dans le référentiel de

      

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MORIN Marc (2010), L’incertitude sur les compétences managériales et l’usage des conventions dans l’embauche : une

approche conventionnaliste des processus de décision, Revue management et avenir, p.404-424  

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l’entreprise dans laquelle il exerce. L’organisation reconnaît la place de l’affectif, de l’émotion, de la subjectivité du Manager, et prête de l’attention à la possession des Soft Skills, mais cherche à les contrôler, à les codifier (en vain ?) afin de les évaluer, de les développer dans sa recherche de performance.

‐ Et une approche par les Sciences sociales, où la fonction du Manager est appréhendée dans sa subjectivité, dans ses limites et incertitudes, où ses compétences, quelles qu’elles soient, sont interdépendantes les unes des autres, sont contextualisées et se manifestent en situation de travail. Mais l’activité d’encadrement, comme les compétences « soft », ne sont pas mesurables, quantifiables, objectivables complètement, ce qui pose la question de leur (im)possible évaluation.

Alors concrètement, comment les entreprises s’approprient elles ce sujet délicat de l’évaluation des Soft Skills de leurs Managers de proximité, et quelle approche privilégient elles ?

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