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Cohésion dialectale en production

Chapitre 1. Modèles de variation et de cohésion dialectale

1.3. Esquisse d’une théorie des correspondances dialectales

1.3.3.2. Cohésion dialectale en production

Nous envisageons maintenant la pression de la langue dialectale sur la production des énoncés, autrement dit sur la grammaire de production. En effet, l’hypothèse selon laquelle le niveau polylectal n’interviendrait que dans la compréhension nous paraît inutilement réductrice.

Notre conviction initiale, déjà évoquée précédemment, est que le locuteur partage avec l’auditeur la responsabilité de la compréhension de l’énoncé. En cas d’échec de la communication, le locuteur est poussé à reformuler son message ; il est donc plus économique pour lui d’anticiper sur la capacité de compréhension interlectale ou interlinguistique de son partenaire, autrement dit d’avoir une connaissance, fût-elle sommaire, de la variété ou de la langue qu’il pratique. Les méthodes de compréhension en didactique des langues prennent cette dimension en compte, en essayant d’instiller chez l’apprenant une capacité à se faire comprendre dans un acte de communication plurilingue, par exemple en privilégiant des lexèmes de grande diffusion dans les langues européennes plutôt que les formes trop strictement idiomatiques (voir les références à la note 24, page 61).

Sur le plan collectif, cet effort des locuteurs pour produire des énoncés compréhensibles en-dehors de la variété localisée correspond très exactement à ce que Saussure appelait la « force d’intercourse »25, par opposition à l’ « esprit de clocher » :

« Dans toute masse humaine deux forces agissent sans cesse simultanément et en sens contraires : d’une part l’esprit particulariste, l’ ‘’esprit de clocher’’ ; de l’autre, la force d’ ‘’intercourse’’, qui crée les communications entre les hommes. C’est par l’esprit de clocher qu’une communauté linguistique restreinte reste fidèle aux traditions qui se sont développées dans son sein (…) Si elles agissaient seules, elles créeraient en matière de langage des particularités allant à l’infini. Mais leurs effets sont corrigés par l’action de la force opposée. Si l’esprit de clocher rend les hommes sédentaires, l’intercourse les oblige à communiquer entre eux. C’est lui qui amène dans un village les passants d’autres localités, qui déplace une partie de la population à l’occasion d’une fête ou d’une foire (…) En un mot, c’est un principe unifiant, qui contrarie l’action dissolvante de l’esprit de clocher » (Cours de Linguistique Générale, ch. IV, § 1).

Nous proposons de traduire cette hypothèse par les contraintes de correspondance dialectale en production. Conformément au schéma général des relations de correspondance (McCarthy & Prince, 1995 ; voir 1.2.1.2 supra), les correspondances dialectales sont définies entre deux éléments, qui appartiennent à deux variétés V1 et V2 intervenant dans une situation de communication interlectale. Par analogie avec les différents types de contraintes de correspondance communément admises dans les relations input-output (IO) et base-copie (BC), nous distinguerons les contraintes suivantes dans les relations inter-variétés (V1V2) :

• MAX-V1V2 : tout segment de la variété 1 a un équivalent dans la variété 2

• DEP-V1V2 : tout segment de la variété 2 a un équivalent dans la variété 1

• IDENT-V1V2 : le correspondant dans la variété 2 d’un segment [αF] de la variété 1 est également [αF].

25 Les éditeurs du Cours précisent que cette « pittoresque expression de l’auteur » est empruntée à l’anglais, au sens de « relations sociales, commerce, communications ». Dans ce sens, le terme est aujourd’hui vieilli en anglais. La connotation sexuelle qu’il a acquise dans l’usage moderne aurait sans doute incité Saussure à considérer cet emprunt avec prudence, sauf à vouloir mettre l’accent sur les conséquences linguistiques, indubitables, des pratiques de nuptialité...

Rappelons que ces contraintes de correspondance dialectale font partie, par construction, de la grammaire de production du locuteur. Si le locuteur utilise la variété 1, elles lui servent à contrôler que les énoncés qu’il produit se distinguent le moins possible des énoncés équivalents dans la variété 2, de façon à permettre l’intercompréhension.

Dans le schéma général de la communication de Boersma (tableau 1), les contraintes de fidélité, qui sont des contraintes de correspondance input-output, sont actives en deux endroits :

• chez l’auditeur, elles contrôlent la récupération de la forme sous-jacente à partir de l’input perceptif

• chez le locuteur, elles interviennent dans le processus de rétroaction qui permet de contrôler la conformité de l’output perceptif avec la forme sous-jacente visée (spécification perceptive)

La question est de savoir où situer les contraintes de correspondance dialectale dans le schéma élargi que nous avons proposé pour rendre compte de la communication interlectale (tableau 2). Nous proposons de les placer entre l’output perceptif de la variété 1 (celle du locuteur) et la forme sous-jacente de la variété 2 (celle de l’auditeur). La différence des contraintes de correspondance dialectale avec les contraintes de correspondance input-output (ou de fidélité) tient donc à la forme sous-jacente visée :

• les contraintes input-output visent la forme sous-jacente du locuteur, et contrôlent la conformité de son output articulatoire (via les outputs acoustique et perceptif) avec la forme sous-jacente visée • les contraintes dialectales visent la forme sous-jacente de l’auditeur,

et contrôlent la conformité de ce même output articulatoire avec la forme sous-jacente de l’auditeur.

Cette conception pose une difficulté : il serait évidemment abusif d’envisager une contrainte de correspondance qui soit active entre deux individus différents, le locuteur et l’auditeur. Néanmoins, nous remarquerons que nous ne visons pas, au travers des termes « locuteur » et « auditeur », des individus concrets, mais des rôles dans l’acte de communication. La contrainte de correspondance dialectale ne vise pas un individu extérieur (l’auditeur), mais plutôt la représentation mentale que se

peut désigner comme l’énonciataire, qui est un rôle, par opposition au destinataire, qui est une personne physique).

Notre schéma pose une relation entre la spécification acoustique du locuteur et la forme sous-jacente de l’auditeur ; cette relation, nous l’avons dit, naît de la comparaison effectuée implicitement ou explicitement lors de l’évaluation de l’interlocution, par les interlocuteurs eux-mêmes. Le regard que porte le locuteur sur la compétence linguistique de l’auditeur naît de cette évaluation, et aussi des observations qu’il peut effectuer lors de l’échange des rôles, lorsque l’auditeur devient locuteur. Nous ne postulons donc pas, contrairement au modèle polylectal, que la grammaire du locuteur couvre a priori la totalité de la langue dialectale. Dans sa composante inter-variétés, la grammaire du locuteur s’élabore dans l’interlocution. Mais elle est aussi partiellement fixée dans une compétence collective : la « prononciation » en usage dans les variétés voisines est connue de tous, et fait partie de la grammaire de la langue telle qu’elle est acquise par le locuteur individuel. C’est dans ce double sens, individuel (dans la négociation de l’intercompréhension) et collectif, que le locuteur possède une image de la compétence linguistique de l’énonciataire, et en particulier des formes sous-jacentes qu’il lui attribue.

Chapitre 2. Cohésion du picard : les