• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1. Analyse des entretiens et vérification des hypothèses

1.3. Le carnet de progrès : un élément qui interroge, qui limite ou qu

1.3.2. Le carnet de progrès comme objet limitant la coéducation

coéducation

Un autre argument qui limite la portée du carnet de progrès auprès des familles s’avère être le

manque de communication autour de cet outil. Lors des entretiens réalisés, plusieurs remarques

font émerger une méconnaissance du fonctionnement de l’outil, ou une incompréhension de

son utilisation en classe, fragilisant en conséquence le crédit apporté à ce document.

En effet, une unanimité a été observée auprès des parents entretenus sur le fait qu’aucun d’entre

eux n’avait en tête la façon dont se déroule effectivement la procédure d’évaluation. Tous ont

été étonnés d’apprendre que dans le cas d’une activité terminée et d’un apprentissage réussi,

c’est l’élève lui-même qui, suite au dialogue avec son enseignante, va chercher son carnet de

progrès dans son casier, retrouve la page concernée par la « réussite du jour » et valide avec le

tampon-dateur la compétence acquise.

Mmm…Ben, ça me paraît clair, après je sais pas comment…comment c’est…je sais pas

le…comment c’est vraiment fait. J’ai vu que les dates, c’était…avec les tampons-encreurs,

y’a pas beaucoup de date donc j’imagine que ça se fait à un moment…

Vous n’avez pas eu trop d’explications sur les conditions… ?

J’imagine qu’elle est toute seule mais je suis pas sûre…Je sais pas si elle a conscience

qu’elle remplit le carnet de progrès ou si on lui demande de faire quelque chose et puis

après…Je lui ai pas posé la question.

C’est des informations que vous voudriez avoir ?

Bof, oui…Oui, ça me va. Après, si on me les donne, ça peut être…Ca peut être dit ici, dans

le petit texte [ page de garde du carnet de progrès ], la méthodologie, comment c’est fait,

est-ce que c’est une heure tous les trimestres, euh…un enfant, un par un, ou est-ce qu’ils

sont en groupe…Je sais pas, voilà…

Une autre difficulté de lecture du document a été soulevée sur la lecture et l’interprétation de la

progression des compétences en palier. En effet, une validation non progressive ou

chronologique des compétences a interrogé certains parents qui n’ont pas trouvé, dans les

explications fournies en début de carnet, des réponses satisfaisantes à cette difficulté de lecture.

C’est par exemple le cas de la maman de La ure qui cherche à mettre du sens à la validation

du palier intermédiaire : « C’est vrai que du coup, des fois, je m’interroge si c’est validé en

position 2, j’imagine que par défaut, le 1 est validé, le niveau 1 est validé… »

C’est également le cas du papa de Titouan qui remarque que son fils valide le troisième palier :

a-t-il, de fait, validé le 1

er

et le 2

ème

aussi ? « Oui, ben, je vais regarder un peu…[il feuillette le

carnet de progrès] Mmmm…Oui, alors si la troisième est validée, ça veut dire que les autres

sont acquises d’office ? »

Des interrogations subsistent également concernant le contexte de l’évaluation. Est-ce que

l’enfant doit prendre des initiatives, remarquées par l’enseignante et qui permettent de valider

des compétences ensuite ? Ou est-ce que l’enseignante donne des consignes auxquelles les

élèves doivent répondre positivement et efficacement ? C’est en ces mots que le papa de

Titouan émet des doutes : « Oui, et qu’est-ce qu’il faut vraiment pour… ? Enfin, c’est plutôt le

contexte, parce que par exemple, quand il a fini de ranger, il s’assoit et il attend ou est-ce que

F. leur dit d’aider à ranger les autres et du coup, ils vont le faire ? Ou alors est-ce qu’ils doivent

le faire tout seul sans qu’on leur dise ? C’est plutôt ça. »

Enfin, la maman de Laure se questionne à propos du rôle dévolu au carnet de progrès : à quel(s)

destinataires(s) est-il adressé ? Est-il un moyen de comparaison entre élèves ou entre

établissements ? Ces remarques indiquent que cette maman est passée à côté de la philosophie

du carnet de progrès qui, cherchant à valoriser les réussites individuelles, n’a aucunement pour

objectif de comparer, classer ou sélectionner des élèves ou des établissements.

« J’imagine que derrière vous avez aussi un intérêt pour euh…pour évaluer, une évaluation de

groupe, pour voir un petit peu aussi les enfants au sein d’un groupe, ou de différentes

classes…C’est un outil qui permet peut-être de s’évaluer entre classes, entre territoires, ou,

j’en sais rien… » « Après, moi, je sais pas ce que je peux apporter sur ce cahier. C’est pour

qui ? Pour qui je parle là ? »

En tout état de cause, ces différentes paroles illustrent bien un déficit de communication et

d’explication de la part de l’institution scolaire autour de ce carnet de suivi des apprentissages.

Le papa d’Etienne le remarque ainsi en ces mots : « Peut-être qu’à la présentation de ce cahier-

là, y’a eu un couac…On aurait pu dire que l’Education Nationale souhaite faire plus participer

les parents, à rendre les outils de jugement plus simples et plus cohérents et plus…comment on

dit ? Quand c’est facile à appréhender, y’a un mot pour ça…plus abordable, interactif…pour

que vous puissiez mieux participer, ça entre dans le projet de l’éducation nationale, la

coéducation…de façon à rendre cohérent l’ensemble de la scolarité. »

Ce constat parental n’est pas sans rappeler les recommandations émanant du Ministère, par le

biais d’EDUSCOL, qui dans une note d’accompagnement, invitait les enseignants à « recevoir

[les parents] dans la classe pour leur remettre ce document et établir un dialogue constructif ».

Un tel dispositif de présentation et d’appréhension de ce nouveau référentiel pourrait sans doute

permettre aux parents d’élèves de mieux s’approprier l’outil, pour que, comme le défend

Rabardel, l’artefact, grâce à la médiation du sujet, devienne un véritable instrument, donnant

du pouvoir d’agir au sujet capable. C’est sans doute une des conditions sine qua non pour que

le carnet de progrès, à la suite d’une véritable appropriation de l’outil par les familles, fasse

émerger ou entretienne la forme de la coéducation la plus complète.

Enfin, pour illustrer la façon dont le carnet de progrès peut être une condition limitative de la

coéducation, il nous reste à évoquer le cas des compétences non validées par l’élève : le carnet

de progrès perd de sa cohérence éducative aux yeux de certains parents.

C’est notamment le cas pour le papa de Sarah qui regrette le décalage temporel qu’il constate

entre les compétences validées dans le carnet de progrès de sa fille et celles que, lui, jugent

acquises mais pas encore validées, entre le moment réel de l’acquisition et le constat différé de

la validation. Cette absence de mise à jour régulière dessert, selon lui, l’outil et atteint le crédit

de la cohérence éducative aux yeux de cette famille : « Mais y’a la notion de temps réel : je

pense que ça va être un point important. Parce que du coup, par exemple, moi, je l’ai parcouru

en entier, et y’a plusieurs…compétences, on va dire compétences, je vais me dire : « C’est

bizarre, c’est pas à jour… » Donc on va…de nature, je pense que les personnes vont se

désintéresser de la chose parce que c’est pas en temps réel ! C’est comme un site internet : si

sur quelque chose qui est mis à jour, on voit des infos qui datent de 3 jours, on va rester captivés.

Si on voit que le dernier article date de 2 mois, on va peut-être dire… »

Cette perception des compétences non validées par la famille peut avoir un impact important

sur l’élève qui ressent une incompréhension ou une forme de pression parentale à démontrer et

à valider dans le cadre scolaire ce qui est acquis dans le cadre familial. C’est le cas pour la

maman de Laure : « Oui, ça m’a interpelé. C’est vrai que du coup, j’ai regardé, qu’est-ce qui

n’était pas validé…Enfin, voilà, je me suis dit qu’il y a quand même des choses qu’elle sait

faire ! […] Et donc je suis étonnée que ça, ça soit pas repéré, qu’elle l’ait pas…enfin qu’elle

soit pas déjà à ce stade-là par exemple !» ou de la maman de Nadège pour qui, ce carnet, même

s’il se veut mettre en valeur les réussites, est perçu comme un livret d’évaluation normatif où

les parents consultent aussi ce que l’enfant n’a pas encore réussi : « c’est vrai que ça me

travaille un peu…Je vais pas vous mentir, pourquoi ? Parce que regardez, je suis tombée sur

ça par hasard (vignette avec la compétence sur le rangement après le travail), et je sais qu’elle

le fait à la maison. […] J’ai envie de demander à F. ! C’est des choses qu’elle fait à la

maison…Je lui dis : « Ecoute, c’est des choses que tu fais à la maison, et que t’as les mêmes

choses à refaire à l’école, ma chérie, et que c’est la maîtresse qui te le demande, il faut que tu

écoutes la maîtresse, et il faut que tu fasses ce que te dit, la maîtresse. »

discrédit éventuel est à prendre en considération. Quand le papa de Sarah exprime : « Pour le

parent, on se dit : « C’est bizarre, à la maison, c’est su » et du coup, on perd l’intérêt du cahier

de savoir à l’instant. On le consulte et voilà où en est rendu l’enfant. Et du coup, ça fausse un

peu, vous voyez ? Et on perd l’intérêt du livre. », il faut entendre cette méfiance par rapport au

dispositif et probablement prendre le temps de bien expliquer aux familles le cœur du dispositif,

son fonctionnement et le message qu’il vaut transmettre.

Il faut évidemment se départir de l’illusion selon laquelle le carnet de progrès serait un levier

indiscutable d’une plus grande coéducation pour tout type de parents. Il s’avère en effet que

dans certains cas de figure, ce dispositif, s’il n’est non seulement pas moteur d’une plus grande

collaboration entre école et familles, peut en revanche légitimer un recul en matière de

coéducation.

Les principes d’évaluation positive et de regards bienveillants posés sur l’élève, qui cherchent

à être véhiculés par le carnet de progrès, s’opposent parfois à la conception parentale de

l’éducation et mettent en évidence de profondes divergences quant à la finalité de l’évaluation

scolaire. C’est notamment le cas du papa de Titouan qui, face à une démarche évaluative de

valorisation des réussites scolaires, regrette vivement que soit abandonnée par le ministère de

l’Education Nationale une autre thèse : celle d’une évaluation qui crée des « hiérarchies

d’excellence » selon l’expression de Perrenoud (1998), qui classe les élèves en les notant et en

les comparant. Il exprime donc sa préférence pour l’ancien livret d’évaluation qui facilitait une

traduction des acquis en résultat chiffré, plus signifiant pour ce papa : « J’arrivais plus à

remettre en forme par rapport au bulletin scolaire plus classique, avec une note sur 20. Il sait

pas faire, il a 5. Il sait moyennement faire, il a 10/12. Et ça, il sait faire, c’est bon, il dépasse

le 15.

»

Ce papa déplore une nouvelle orientation du système éducatif français se focalisant dans

l’abandon de la notation chiffrée, car il considère qu’il est indispensable de situer le plus

coéducation style parental éducatif carnet de progrès style pédagogique de l'enseignante