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Caractérisation géographique

Chapitre 2. Cohésion du picard : les facteurs extralinguistiques

2.2. Caractérisation géographique

Il n’y a pas de relation directe entre l’aire d’expansion du picard et la notion géographique de « Picardie », quelle que soit la définition qu’on en donne. En effet, que l’on considère la collectivité territoriale actuelle ou la province de l’Ancien Régime, Picardie et domaine linguistique picard n’ont jamais coïncidé.

2.2.1. Le domaine linguistique picard

Le domaine linguistique picard (Dubois 1957) possède à l’ouest et au nord-ouest une limite géographique naturelle, constituée par la façade maritime de la Manche et de la Mer du Nord. Au nord, la limite est également tranchée, puisqu’elle correspond à la frontière linguistique entre la Romania et le domaine germanique. En Belgique, cette limite est aussi une frontière politique et administrative, séparant la province de Hainaut (rattachée à la Région Wallonne et à la Communauté française) de la Flandre Occidentale (rattachée à la Région Flandres et à la Communauté néerlandophone)5 ; la langue officielle est le français au sud de cette frontière, et le néerlandais au nord, ce qui renforce encore son importance dans le paysage culturel. En France, la frontière linguistique n’a pas la même prégnance dans la vie quotidienne, puisqu’elle ne correspond (très imparfaitement) qu’à une limite d’arrondissement (celui de Dunkerque). Cette frontière a constamment reculé vers l’est et le nord depuis le moyen-âge, et le flamand cédait encore du terrain devant le picard au cours du XXe siècle (Poulet 1987:33-34 ; ALPic c. 2). À Dunkerque même, le flamand a laissé la place à un français régional fortement teinté de flamand, mais également soumis à l’influence picarde6.

5 L’enclave francophone et picardophone de Comines-Warneton, située au nord de la Lys, entre la frontière française et la frontière linguistique, est rattachée administrativement à la province de Hainaut et aux instances francophones du pays.

Au sud-ouest, au sud et à l’est, le picard se trouve en contact avec d’autres parlers gallo-romans : normand, parlers d’Île-de-France, champenois, wallon. La délimitation d’un espace dialectal parmi des variétés proches comporte forcément une dose d’arbitraire. En ce qui concerne le picard, le critère habituellement retenu est l’isoglosse correspondant à l’évolution lat. c,g+a > k, g (lat. cattu(m), picard cat, français chat ; lat. gallina, apic. gueline > glin.ne, afr. geline).

L’isoglosse c,g+a > k,g suit approximativement, au sud, le cours de l’Oise, laissant en-dehors du domaine picard la frange sud du département de l’Oise (Senlis, Creil) (Loriot 1984) et une bonne part de l’Aisne (Laon, Soisson) (Chaurand 1968). En réalité, la limite physique n’est pas tant constituée par le cours d’eau (qui unit plutôt qu’il ne sépare) que par la forêt : massif des Trois Forêts (Halatte, Chantilly, Ermenonville), forêts de Compiègne, de Laigue et d’Ourscamps-Carlepont, forêts de Saint-Gobain et de Coucy-Basse – vestiges de l’immense forêt qui s’étendait jadis des lisières de l’Île-de-France à l’Ardenne. La limite extrême des toponymes en

ca montre que cette limite a également reculé vers le nord au cours des

siècles.

À l’est, la limite avec le wallon, que l’on trace également suivant l’isoglosse c,g+a > k,g, traverse du nord au sud la province de Hainaut, de Braine-le-Comte à Chimay en passant par La Louvière. Elle partage la province belge de Hainaut en deux parties inégales, la zone picarde comprenant les villes de Tournai, Mouscron, Ath, Mons, et la zone wallonne la ville de Charleroi. Néanmoins, cette limite peut sembler arbitraire : entre Mons et Charleroi, une série d’isoglosses s’étale pour former une zone de transition aux contours imprécis. Par contre, cette zone intermédiaire possède une forte individualité sociologique, construite autour du passé industriel et minier, de sorte que sa cohésion interne paraît plus forte que ne le laisseraient supposer les critères purement linguistiques.

L’isoglosse c,g+a > k,g n’est d’aucune utilité au sud-ouest, puisque le normand partage cette évolution phonétique avec le picard. Dubois (1957) utilise l’isoglosse [ã] (normand) / [e] (picard et wallon) (gentes > [ʒã / ʒɛR,

langues voisines. Celle du flamand touche l’ensemble du domaine, même si elle est plus sensible au nord, et concerne aussi bien le lexique (wassingue, dringuèle...) que la syntaxe (antéposition des adjectifs monosyllabiques). L’anglais a laissé quelques mots dans les parlers côtiers (baskète, nèke).

ʤɛR]). Loriot (1967) estime qu e « c’est à l’intérieur du rectangle

approximatif compris entre les vallées de la Bresle et de la Béthune que viennent expirer en vagues successives les différents traits [...] qui caractérisent le dialecte picard ». Le domaine picard déborde donc du

département de la Somme sur la Seine-Maritime et la région Normandie. Reprenant les études antérieures à la lumière des atlas linguistiques régionaux, Brasseur (2003) montre à l’aide de 33 traits répartis entre phonétique, morphologie et lexique que la limite entre le picard et le normand est stable dans le temps, et qu’elle apparaît de manière particulièrement tranchée.

2.2.2. La région Picardie

La région actuelle, collectivité territoriale depuis 1986, issue des Circonscriptions d’Action Territoriale créées en 1960, regroupe les départements de la Somme, de l’Oise et de l’Aisne. Elle ne correspond qu’imparfaitement à l’ancienne province, dont les limites ont elles-mêmes fluctué au cours des siècles.

« [L]’originalité de la région picarde réside dans le fait que ses frontières semblent insaisissables » (Cegarra 1998:57). « Il n’est possible, en particulier, de déterminer ses frontières historiques qu’entre certaines dates, tant les annexions militaires, les apports dotaux et les attributions d’apanage d’une part, les réunions et les disjonctions administratives d'autre part, en font varier les confins » (Provinces et pays de France, de

l’abbé Jarry, cité par Cegarra 1998). La Picardie est longtemps la marche septentrionale du royaume de France. Lorsque Hugues Capet est sacré Roi de France en 987 à Noyon, son domaine territorial propre se réduit aux comtés d’Orléans et d’Étampes, au comté de Senlis, aux châtellenies de Poissy, de Montreuil-sur-mer et d’Attigny, mais il est aussi abbé laïc d’un certain nombre d’abbayes parmi les plus importantes du nord de la France, et notamment Corbie, Saint-Riquier, Saint-Valery. Philippe Auguste ajoute aux anciennes possessions des Capétiens les comtés d’Amiens et de Montdidier en 1186, d’Hesdin en 1191, le comté de Vermandois en 1192, Crépy et Beaumont en 1213. Au XIIIe siècle la mainmise du roi oriente définitivement vers Paris le destin de la Picardie (Estienne 2003:31-32).

Depuis le traité de Verdun de 843, l’Artois, la Flandre, et plus tard le Tournaisis, relevaient également du royaume de France, tandis que le

Hainaut, le Cambrésis et le duché de Brabant, à l’est de l’Escaut, devaient appartenir au Saint Empire romain germanique. Mais les puissants comtes de Flandre se sont rapidement affirmés comme princes indépendants.

« Lorsque la comtesse Marguerite de Flandre épouse en 1369 Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, son comté devient possession bourguignonne. Les ducs ont rassemblé progressivement sous leur couronne toutes les principautés des Pays-Bas du sud et des Pays-Bas du nord : de l’Artois à la Hollande et à la Groningue, ce sont les Dix-Sept provinces. Au XVIe siècle, elles passent sous domination espagnole lorsque les descendants de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, sont devenus rois d’Espagne »

(Lambin 1980:10).

Jusqu’en 1659, la Picardie (comprenant la façade maritime de l’actuel département du Pas-de-Calais, jusqu’à Calais, sous la dénomination de Basse Picardie) borde donc la frontière nord du royaume de France. Il faudra cinq guerres, s’étalant entre 1635 et 1713, pour repousser cette frontière au-delà de l’Artois, de la Flandre et du Hainaut, sur son tracé actuel. La limite actuelle entre les régions Picardie et Nord-Pas-de-Calais correspond grosso modo à cette ancienne frontière du royaume, sauf à l’ouest.

Ainsi, cette région n’a-t-elle jamais connu d’unité politique et a-t-elle même toujours été traversée par une frontière. Les témoignages d’un passé tumultueux abondent : les muches (« cachettes » en picard), véritables villes souterraines où se réfugiaient les villageois pendant les invasions normandes, les guerres de religion ou la Guerre de Trente Ans (Naours, Domqueur) ; les églises fortifiées de Thiérache ; les champs de bataille de la Somme (Historial de la Grande Guerre à Péronne)… Tout cela trouve un écho symétrique, au nord, dans les boves (« caves ») d’Arras, le Mémorial Canadien de Vimy ou la Coupole d’Helfaut, pour dessiner l’une des régions les plus déchirées d’Europe.