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Les espèces du genre Solenopsis représentent le modèle biologique qui a été le plus étudié à cet égard (une synthèse des différents travaux a été réalisée dans Gotzek & Ross 2007). Au sein de ces espèces on trouve des populations monogynes et polygynes et le type d’organisation sociale est entièrement gouverné par une variation allélique au niveau du gène General protein-9 (Gp-9). Chez Solenopsis invicta (la véritable fourmi de feu), les colonies dont les ouvrières sont uniquement porteuses de l’allèle B (i.e. homozygotes pour le gène Gp- 9) ne tolèrent qu’un reine de génotype BB tandis que les colonies comprenant une proportion d’ouvrières portant à la fois l’allèle B et l’allèle b (i.e. hétérozygotes pour le gène Gp-9) tolèrent plusieurs reines si celles-ci sont de génotype Bb. L’organisation sociale chez S. invicta est entièrement déterminée par le comportement des ouvrières vis-à-vis des reines, dicté par le génotype chez ces deux castes.

De nombreuses expériences d’adoption croisée de reines et de couvain réalisées entre les deux formes sociales ont montré que les ouvrières semblent baser leur décision de rejeter ou d’accepter une reine uniquement en fonction du génotype de celle-ci (Gotzek & Ross 2007; Keller & Ross 2002; Ross & Keller 1998). Plus surprenant, ces travaux montrent que seule une faible proportion d’individus porteurs de l’allèle b (5 à 15%) est suffisante pour dicter une organisation sociale polygyne.

De nombreuses caractéristiques phénotypiques différent entre les deux formes sociales chez S. invicta en plus de ce patron particulier de discrimination des reines exprimé par les ouvrières. Les reines de génotype BB expriment fortement le syndrome monogyne : elle sont grandes et lourdes, longévives et très fertiles et elles fondent de nouvelles colonies de manière indépendante. Les reines de génotype Bb sont plus légères, plus petites et moins fertiles, possèdent une espérance de vie courte et sont incapables de fonder une colonie de manière solitaire, elles tentent de se faire adopter par les nids matures de la même espèce (syndrome polygyne).

Wang et coll. (2013) montrent que l’allèle b est inclus dans une région chromosomique appelée Social b supergen, comprenant 616 gènes impliqués dans l’expression des traits

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responsables du syndrome de polygynie, c’est-à-dire l’ensemble des traits phénotypiques qui caractérisent la forme polygyne. Ce supergène est qualifié d’égoïste car il est favorisé par les modifications qu’il engendre sur le phénotype de son porteur. Chez S. invicta, ce caractère « égoïste » se traduit par le comportement des ouvrières porteuses de l’allèle b qui n’accepteront que des reines porteuses de ce même allèle et qui produiront des individus qui seront eux aussi porteurs de l’allèle b. Il est important de noter que les deux variantes du supergène, Social b et Social B, constituent des fragments importants des chromosomes qui les portent (environ 55 %) et qu’il n’y a pas de recombinaison possible du supergène Social b, ni avec son homologue Social B ni avec lui-même. Cette absence de recombinaison a entrainé l’accumulation de mutations délétères au niveau du variant Social b impliquant d’une part une différence morphologique des deux variants et d’autre part le caractère non viable des individus de génotype Sb/Sb.

Un élément très intéressant qui caractérise le lien entre génotype et phénotype chez S. invicta est la réaction agonistique progressive exprimée par les ouvrières de colonies polygynes (en particulier les ouvrières portant l’allèle b) au cours de la maturation des jeunes reines de génotype BB dans les colonies polygynes. En effet les colonies polygynes peuvent produire des reines de génotype BB (moitié de la progéniture d’une reine SB/Sb appariée avec un mâle SB), ces dernières étant attaquées de plus en plus violemment par les ouvrières de leur propre nid. L’escalade de l’agressivité coïncide temporellement avec les changements physiologiques des gynes lors du développement de leurs ovaires (Keller & Ross 1999). A partir de cette observation, les auteurs suggèrent que l’agressivité des ouvrières pourraient être déclenchée par deux types d’informations en interaction, provenant de ces reines : une information permettant aux ouvrières de déterminer le génotype de la reine et une autre leur permettant de déterminer son statut de maturité reproductive (voir partie sur la phéromone de reine chez S. invicta).

Les mécanismes de la communication chimique seront abordés dans la partie suivante, cependant, pour des raisons de continuité et de compréhension, les processus de reconnaissance (dont le déterminisme semble être génétique), impliqués dans le maintien de l’organisation sociale chez S. invicta sont brièvement discutés ci-dessous.

Le gène Gp-9 code pour une protéine de liaison olfactive appartenant au groupe des OBP (pour Odorant Binding Protein) (Krieger & Ross 2002) dont le rôle dans la communication olfactive et gustative a été particulièrement bien étudié chez les insectes (voir plus bas §x).

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Plusieurs hypothèses ont été avancées postulant que la variation allélique du Gp-9 pourrait entrainer des différences dans les processus de perception des phéromones émises par les reines de différents génotypes. Le lien entre l’augmentation progressive de la quantité d’ARNm GP-9 chez les ouvrières et l’amélioration croissante de leur capacité à discriminer les génotypes des reines renforce cette hypothèse (Gotzek & Ross [2007], p-211). Une preuve plus solide est fournie par une étude récente réalisée par Trible & Ross (2016) qui montrent que les ouvrières portant l’allèle b discriminent les reines de génotype BB et Bb sur la base de leurs indices chimiques. Ce résultat révèle ainsi un « effet barbe verte » puisqu’un allèle unique augmente sa propre valeur adaptative en produisant un signal détectable (l’odeur des reines portant l’allèle b) tout en modifiant simultanément le comportement vis-à-vis des individus porteurs de ce signal (les ouvrières portant l’allèle b).

Cependant, ce résultat implique également que les ouvrières de colonies monogynes, c’est-à- dire ne portant pas l’allèle b, ne discriminent pas les reines de génotypes différents. Bien que cela soit cohérent avec l’hypothèse que l’allèle b entraine des modifications dans les capacités de perception chez les individus porteurs et non porteurs (« effet barbe verte »), cela va à l’encontre de travaux antérieurs qui montrent que les ouvrières de colonies monogynes rejettent systématiquement les reines de génotype Bb. Une explication proposée par les auteurs mais qu’ils ne développent que peu serait que les ouvrières monogynes, incapables de discriminer les deux phénotypes, se baseraient sur une différence de fertilité pour accepter ou non une nouvelle reine. Etant donné que les deux génotypes des reines sont liés à deux statuts de fertilité différents (la fertilité chez les reines matures BB est plus importante que celle des reines matures Bb), la fertilité pourrait représenter un bon proxy du génotype pour les ouvrières monogynes qui de surcroit sont moins soumises à la nécessité d’adopter une nouvelle reine que leurs congénères polygynes (du fait de la longévité plus grande des reines monogynes et de l’état strictement monogyne de la colonie). A l’opposé, les ouvrières de colonies polygynes auraient développé un mécanisme pour discriminer finement les reines en fonction de leur génotype car au sein de ces colonies, l’adoption de reines peut être un phénomène fréquent.