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LIEUX DES RECHERCHES

QUELQUES APPUIS CONCEPTUELS ET NOTIONS EMPRUNTÉES : UN CADRE THÉORIQUE

Notre démarche a d’abord été guidée par la curiosité. Ne pas être sociologue, de formation, peut être un réel frein. Ce travail a pour vocation de s’inscrire en urbanisme et prend appui sur un cas d’étude empirique, un projet urbain d’espaces publics. Il regarde des acteurs faire et faire face à diverses difficultés pour conduire un projet. Seulement, pour positionner ce travail, il est rapidement devenu nécessaire de le rattacher à des cadres théoriques, des disciplines auxquelles nous n’étions pas formées. Ce manque de confiance a d’abord été un frein. Il est devenu pour nous une chance car nous avons parcouru, peut être dans de mauvaises directions, divers chemins, lu divers textes sans aucun a priori. Cette démarche qui peut sembler sans appui et chaotique a été l’occasion de découvrir une grande richesse et de disciplines et de textes qui appuient une analyse de pratiques et de l’adaptation de professionnels au sein d’un projet urbain.

Cette thèse qui s’appuie pour majeure partie sur un travail de terrain, s’inscrit dans les recherches faites en urbanisme et notamment les travaux qui entrent par un projet urbain et/ou d’aménagement. Il vise également à s’appuyer sur des ressources plus éloignées de ces objets, comme la sociologie des groupes professionnels ou les sciences de l’éducation. Ces ressources sont des appuis et permettent également de voir différemment cette situation de projet et le travail, notamment, des services de la Ville. Ce travail reprend des mots, une façon de lire qui vient d’autres champs disciplinaires. Les sciences de l’éducation, le management des connaissances… développent des méthodologies pour mieux accéder au vécu des professionnels et mieux analyser les pratiques des professionnels.

• (Au risque de choisir) la pluridisciplinarité

« L’entrée « activité » est une approche privilégiée pour la construction d’outils de pensée

transversaux à plusieurs champs de recherches » (Barbier, Durand, 2003).

On ne relève pas nécessairement le défi des deux auteurs de créer une entrée et un traitement qui permettent de réunir toutes les approches de l’activité et du rapport de l’acteur à une situation. Il y a pour autant quelques champs de recherches qui peuvent nourrir notre domaine. Les deux auteurs

notent aussi que l’entrée « activité » et dans notre cas, « activité de travail », est importante pour une « meilleure connaissance des processus de transformation du monde » (Barbier, Durand, 2003, p.114).

L’ouvrage de Donald A. Schön est une référence pour ce travail ; il a été un point de départ. Il engage à s’intéresser aux sciences de l’éducation mais aussi aux travaux portant sur les professionnels. La porte était ouverte à un très vaste panel de courants de recherches. Les sciences de l’éducation qui étudient les pratiques croisent souvent la didactique qui à l’origine étudie l’enseignement et l’apprentissage (Sensevy, In : Vergnioux, 2009). La didactique professionnelle a été créée à partir de plusieurs autres courants comme la psychologie du développement ou l’ergonomie cognitive. En continuant à regarder de plus près, l’ergonome fait mention de la clinique de l’activité d’Yves Clot. Ces recherches sont sans fin et les limites entre l’ensemble de ces recherches est d’une grande complexité car, le plus souvent, les distinctions entre tel ou tel courant se fait sur l’objectif de la recherche (théorique ou pratique : aide à la pratique ou à l’apprentissage) ou sur des modèles et des termes précis (l’apprentissage par la formation ou sur le tas, le monde du travail ou les écologies professionnelles d’Abbott). Toutes ces approches a

priori éloignées disent pourtant beaucoup du rapport d’un acteur et/ou professionnel à l’action, à sa

pratique, à/dans une situation donnée. Il ne s’agit, cependant, en aucun cas d’inscrire ce travail dans un ou plusieurs de ces courants. Nous en avons ni la prétention, ni les capacités. Il s’agit de montrer l’apport de ces références à un travail de recherche qui porte sur des professionnels au sein d’un projet d’aménagement, ici d’espace public.

Ce travail de thèse repose sur plusieurs appuis théoriques. Les plus importants sont les sciences de l’éducation (qui regroupent notamment l’analyse de l’activité ou les théories de l’apprentissage collectif), la sociologie des groupes professionnels et plusieurs références et notions proches de nos sensibilités d’origine, des travaux qui s’inspirent souvent pour leur part de la sociologie urbaine ou des sociologies des organisations ou de l’action organisée, perçus indirectement dans notre cas. Au second plan, la sociologie du travail est mobilisée bien que la sociologie des groupes professionnels et les sciences de l’éducation, elle-même, s’en distinguent.

Le travail est central dans cette thèse puisque l’observation des activités de travail au quotidien qui sont modifiées par l’Hôtel de Ville, est son entrée. La sociologie du travail offre un cadre pour penser les modifications du travail, de son environnement. Les rythmes et intitulés de réunions sont modifiées, les process de travail le sont tout autant. Il n’y avait rien d’évident à s’intéresser à la sociologie du travail. Celle des groupes professionnels s’en distingue et la sociologie du travail s’attache longtemps à l’étude du travail ouvrier en usine puis aux maux des employés en entreprise. Pour autant, nous observons des professionnels attachés à un cadre d’exercice donné, à des locaux, des gestes professionnels qui vont être mis en question. En toile de fond, le programme de l’Hôtel de Ville bouscule le monopole d’exercice des ingénieurs et architectes mais aussi la division traditionnelle des compétences reconnues et tâches entre les acteurs de l’espace public.

• Ce que peuvent apporter les recherches sur l’apprentissage aux travaux qui s’intéressent à un projet urbain

Ce travail s’appuie notamment sur les sciences de l’éducation et la didactique. Deux champs de recherche qui se recoupent par endroit et s’appuient eux-mêmes sur d’autres disciplines comme l’ergonomie, étudiée en sociologie du travail, ou des dispositifs méthodologiques tels que les méthodes dites cliniques

utilisées par Yves Clot. Ces champs accompagnent notre réflexion et ont permis de porter un regard spécifique sur notre objet ; il s’appuie sur le paradigme socio-constructiviste emprunté le plus souvent par les auteurs cités. C’est sans doute risqué, mais la découverte de l’ensemble de ces textes, dont l’usage reste malgré tout rare dans la recherche urbaine, montre que nos cas d’études peuvent en tirer parti. Les textes d’Yves Clot parlent de langage, de situations de travail et d’adaptation de professionnels, de résolutions de problèmes… Sans inscrire ce travail dans ces champs, notre regard sur des professionnels d’un projet urbain a été accompagné par ces textes.

L’une de ces disciplines qui semblent intéressantes est celle des sciences de l’éducation. Ce n’est pas sans risque. Philippe Perrenoud note en 2002 que les sciences de l’éducation sont le plus souvent ignorées voire méprisées (Perrenoud, 2002). Elles s’intéressent pourtant, en adoptant des objectifs différents, à des objets proches des préoccupations liées aux évolutions de modes de faire dans le projet urbain41. La didactique quant à elle analyse le travail « en vue de la formation des compétences » (Pastré, Mayen, Vergnaud, 2006). Les trois auteurs expliquent que la didactique professionnelle est née dans les années 1990 au croisement de trois autres courants théoriques : la psychologie du développement, l’ergonomie cognitive et la didactique. Cette discipline s’appuie sur la théorie de la conceptualisation dans l’action inspirée de Piaget et comme les travaux de la sociologie du travail, s’est intéressé au monde de l’usine pour élargir ses travaux aux activités de service et à l’enseignement. Les sciences de l’éducation comme la didactique visent à décrire, analyser, comprendre mais proposent aussi des outils pour l’apprentissage.

Les textes relatifs à l’apprentissage touchent pour beaucoup à l’apprentissage des enfants et aux enseignants. Ces textes qui s’inscrivent en psychologie ou en sciences de l’éducation s’intéressent pour autant au rapport d’un individu à et dans une situation à laquelle il doit s’adapter. En cela, ces références semblaient propices à être lues, comprises et reprises pour partie, toujours en gardant la posture qui est celle d’un urbaniste. Sans s’inscrire totalement dans ces recherches, elles donnent des mots et des modèles à ce que l’on observe en aménagement pour aller au-delà de la description d’une situation. Nous avons souhaité analyser ce qu’il se passe au niveau des acteurs qui reçoivent des injonctions au changement.

D’autres objets développés dans ces cadres théoriques peuvent parler aux objets de la recherche urbaine. Le texte de Pastré, Mayen et Vergnaud (2006) rappelle quelques-un de ces apports. La psychologie ergonomique avec les travaux de Leplat (1997) fait la distinction entre tâche et activité, donc entre tâche prescrite et tâche réelle. Les travaux de Piaget ou de Vygotski qui sont identifiés comme travaux en psychologie du développement visent à théoriser l’action et la connaissance issue de l’action. Piaget utilise le concept de schème42 qui est essentiel pour comprendre l’adaptation d’un individu à

41 Le 30 mars 2018 par exemple est organisé un colloque au CELSA (Transnum : penser le numérique

comme transformation) par des chercheurs en sciences de l’éducation sur les transformations liées au numérique.

Ils réfléchissent notamment à la transformation de la formation et souhaitent comprendre de quoi il s’agit, comment les préoccupations et compétences liées au numérique circulent…

42 Le schème, comme expliqué par Pastré, Mayen et Vergnaud (2006), est un ensemble de critères et de paramètres organisés, construits de façon invariante pour une situation donnée. L’activité du professionnel face à un autre professionnel sera différente en fonction de son expérience et de sa façon d’appréhender la situation. Les auteurs donnent l’exemple du travail de Jean-Claude Audin en 2004 qui fait état de l’expérience et de l’apprentissage de l’atterrissage par des pilotes (d’expérience inégale). Les schèmes d’action sont différents mais représentent tout de même un ensemble de caractéristiques qui permettent à un pilote d’agir de façon similaire dans chaque situation semblable.

une nouvelle situation. Les deux auteurs font partie de la pensée constructiviste qui s’intéresse à des situations individuelles ou collectives d’apprentissage. Dans ce rapport exclusif entre un individu et son expérience, Vygotski ajoute un médiateur et s’intéresse au langage, aux mots. Ces approches, aussi complexes soient-elles mobilisent des notions utiles pour notre travail telles que « situation », « compétence », « activité » ou les « schèmes » qui peuvent être un moyen d’identifier des routines de travail, des réflexes et un renouvellement dans les pratiques professionnelles.

Les textes qui s’intéressent directement aux acteurs des projets urbains ou au projet urbain lui-même s’entendent sur plusieurs points ; ils sont repris pour point de départ : le projet est incertain dans son processus et donc pour ses acteurs, il est le lieu privilégié de l’évolution des pratiques. Les outils de plusieurs sociologies comme celle de l’action organisée par exemple sont riches pour décrire ces situations. Mais dans le cas de ce travail de thèse, nous souhaitons voir également et analyser quels sont ces processus d’apprentissage dans un contexte d’incertitude, les décrire précisément. En cela, d’autres cadres de référence nous sont apparus comme nécessaires et riches.

• Observer le travail et les pratiques : une entrée pour étudier des métiers

L’analyse du travail étudie notamment le rôle tenu par l’individu dans l’évolution de son travail. « Il

existe, entre l’organisation du travail et le sujet lui-même, un travail de réorganisation de la tâche par les collectifs professionnels, une recréation de l’organisation du travail par le travail d’organisation du collectif » (Clot, Faïta, 2000, p.9). Ces disciplines s’intéressent donc aussi aux activités de travail en

cours, à la capacité des acteurs à faire face à des situations.

• L’emprunt de notions issues de la sociologie des groupes professionnels

Ce travail observe et analyse des pratiques d’acteurs en situation de travail et d’adaptation. Si la gouvernance ou la réorganisation des formes de projet sont des sujets de recherche récurrents, il s’agit de s’intéresser aux métiers qui font l’espace public. Les professionnels observés sont des acteurs concernés de près ou de loin par l’aménagement des sept places à Paris. Les services plus spécifiquement s’adaptent et voient les frontières de leur territoire professionnel se déplacer, réinventent leur place face à la mobilisation de nouvelles expertises, de nouvelles figures professionnelles.

Les auteurs de référence mobilisés sur le projet urbain ou les champs d’analyse des pratiques et des savoirs dans l’action doivent, à nos yeux, être complétés par un champ qui pense et théorise la question de l’identité professionnelle, les mouvements de (dé)construction des activités et des territoires professionnels.

Dans l’introduction de leur ouvrage de référence sur la sociologie des groupes professionnels, Charles Gadéa et Didier Demazière (2009) retracent l’histoire de ce champ. Cette sociologie semble naître de la sociologie du travail et s’émancipe par la suite de la sociologie des professions anglo-saxonne qui étudie les professions dans une définition restreinte à l’instar des travaux sur les ingénieurs de Benguigui et Monjardet (1968). Ces groupes professionnels ne sont pas « des ensembles protégés, fermés ou codifiés,

mais (…) des processus évolutifs, vulnérables, ouverts, instables » (Gadéa, Demazière, 2009). Ce

champ regarde ces groupes professionnels pour y voir des dynamiques professionnelles, des processus d’émergence, de différenciation et d’autonomie d’activités professionnelles et/ou de transformation

des activités professionnelles (ibid.). En cela, nous voyons le lien qu’il peut y avoir entre une analyse des activités professionnelles des services et un emprunt de concepts à la sociologie des groupes professionnels. Parmi ces notions, plusieurs sont empruntées à Abbott et plusieurs d’entre-elles seront mobilisées dans ce travail. Au sein des deux ouvrages dirigés par Didier Demazière et Morgan Jouvenet (2016) sur Abbott, plusieurs auteurs expliquent et reprennent une partie de ces notions. Stanislas Morel parle des « logiques concurrentielles au principe de leur organisation et transformation » (p.315) quand Geneviève Pruvost parle de domaine de compétence et du territoire professionnel. Abbott a notamment étudié les luttes juridictionnelles dans l’écologie des professions. Cette représentation des groupes sociaux/professionnels permet de penser les interdépendances entre les professionnels entre eux au sein d’un projet ou entre eux au sein d’un même service et de se représenter l’arrivée de nouveaux acteurs dans un projet, les effets sur les activités et les métiers « préexistants » sur un territoire donné43.

• Un rapprochement tardif avec les sociologies de l’organisation et/ou l’action organisée

Ce point pourrait figurer en conclusion de ce travail. L’examen de la littérature a permis de rencontrer des références issues de la sociologie de l’organisation et de la sociologie de l’action organisée. Pour entrer dans l’objet de cette thèse, ces champs disciplinaires ne faisaient pas encore écho à nos observations.

Dans l’un de ses articles en 2015, Alain Bourdin situe son analyse dans l’action collective ou organisée, « celle de groupes constitués, durables ou éphémères » (Bourdin, 2015, p. 175). L’auteur expose en trois axes dans quelles mesures la sociologie de l’action organisée lui permet de mener son analyse. S’il ne faut citer que quelques références, nous nous appuyons sur ces axes qui nous ont permis de comprendre dans quelles mesures la sociologie de l’action organisée peut apporter aux recherches en urbanisme. Son analyse de l’action métropolitaine s’appuie sur trois axes :

« Les caractéristiques des objets visés et produits par l’action contribuent fortement à sa

structuration (…)

On admet (…) qu’un acteur (individuel ou collectif) a la capacité, dans un contexte d’action donné, de construire une analyse de la situation, d’y définir des objectifs en fonction d’une évaluation de ses intérêts (…).

La régulation constitue le troisième axe. Toute action qui implique la collaboration d’une diversité d’acteurs ne dure que s’il existe un dispositif de régulation, qui remet sans cesse le système en équilibre » (ibid., p.176).

L’auteur le dit lui-même, c’est autant « issus de la sociologie de l’action organisée (…) que du simple

bon sens » (ibid., p. 175). Ces principes sont importants. Cette thèse analyse de près ou de loin des

interactions, des réunions collectives, une organisation administrative ou de professionnels au sein d’un service d’une part et d’un projet d’autre part. Nous reprenons notamment, et en cela, ce sont des appuis théoriques, la notion de « jeu » de Norbert Elias et notamment définie par Alain Bourdin : « Un « jeu »

est une séquence d’interaction et de coopération qui réunit des acteurs autour d’un enjeu commun et dans une configuration relativement stable durant la séquence » (Bourdin, 2015, p.181). Cette notion

de jeu appuie ce travail, elle est presque un point de départ, un élément de contexte. Pour autant, ces

43 « Il forge ses savoirs et construit leur légitimité en se différenciant de ses voisins (…), il dépérit lorsque d’autres sont en mesure de traiter les problèmes dans lesquels il s’est spécialisé (…) » (Gadéa, 2015, paragraphe

thèmes de la sociologie ont été étudiés à travers d’autres références. Ils seront réintroduits en partie conclusive pour envisager les suites de ce travail.

La (une) lecture que ce travail propose du projet « Réinventons nos places »

Cette posture de recherche est une façon de regarder notre objet. Cette posture de recherche a été construite avec un regard spécifique sur ce que nous observions. L’association des travaux sur le projet urbain – qui ont pour point commun cet intérêt pour le projet, sa forme, ce qu’il s’y passe – et des sociologies du travail, des groupes professionnels, et des sciences de l’éducation permettent de construire ce regard sur une situation donnée.

Le croisement de travaux sur l’expérience du professionnel en cours d’action et l’adaptation permet d’analyser le projet « Réinventons nos places » sous l’angle de l’évolution des savoir-faire dans une organisation d’acteurs. Les travaux sur l’adaptation s’inscrivent en sociologie du travail ou en didactique mais aussi en sociologie des groupes professionnels. Il s’agit de regarder les professionnels agir en situation pour analyser des pratiques, des postures, des évolutions dans ce qu’ils font sur le terrain, à l’inverse d’autres travaux qui regardent plutôt du côté du choix de l’acteur public – la Mairie de Paris – comme la thèse récemment soutenue d’Ornella Zaza (2018).

Il s’agit de regarder les acteurs du projet concourir aux évolutions de pratiques souhaitées par la Mairie de Paris, car s’il y a des demandes municipales, il est intéressant d’en analyser le traitement et la traduction concrète et spatiale. Les quelques grandes références citées qui composent une partie du paysage des recherches sur le professionnel en situation permettent de mettre des mots sur cette analyse.