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Nous procéderons tout d’abord à l’analyse de la « manchette », car elle constitue l’élément-clé de la Une. Elle a une importance capitale dans l’annonce des événements, d’une part par son statut de titre (fonction épiphanique), d’autre part par la place qu’elle occupe (en Une). On s’appuiera pour cette étude sur la distinction opérée par Françoise Sullet-Nylander entre titres informatifs et titres incitatifs (notions qu’elle emprunte elle- même à Yves Agnés et Jean-Marie Croissandeau, 1979). Les titres informatifs « sont ceux qui répondent explicitement à plusieurs “questions de référence” sur la nouvelle communiquée : qui ? quoi ? où ? quand ? comment ? ». On reconnaîtra dans ces questions les traditionnels « 5 W » auxquels « doit répondre tout message informatif »315 : what,

who, where, when, why. Les titres incitatifs, quant à eux, « éveillent notre curiosité, “suscitent l’intérêt du lecteur” par différents procédés langagiers et rédactionnels » (Sullet- Nylander 1998 : 7)316. A travers cette distinction, on souhaite s’interroger sur la quantité d’informations apportée par les manchettes : les titres de Unes sont-ils voués à fournir le maximum d’éléments sur les événements, ou bien à inciter à lire le contenu du journal, et donc à l’acheter?

314 Du moins, entre la deuxième et la troisième édition : nous ne disposons pas de la première de ces trois éditions (voir 2.3.1), ce qui ne nous permet pas d’établir l’ensemble des différences entre la première et la deuxième version. Toutefois, le quotidien publie, le 13 avril, un article intitulé « Ediciones leídas y agotadas », dans lequel est insérée une image de chacune des trois Unes, ce qui nous permet d’avoir un aperçu global de celle de la première édition. La qualité de la photographie ne permet cependant pas de discerner le contenu de certains titres et des textes qui y figurent.

315 « Glossaire des termes de la presse écrite », CLEMI.

316 Je n’irai pas jusqu’à classer les deux titres commentés dans la catégories des titres incitatifs, dans la mesure où l’auteur insiste sur le fait que dans ces derniers, l’accent est mis sur la forme du message, et qu’elle y classe plutôt des titres utilisant des figures de style, des jeux de mots, etc.

4-2.1.1.

12 avril

Le 12 avril, El Nacional et Últimas Noticias annoncent tous les deux la chute du président, mais on constate qu’ils le font, chacun, de manières différentes. Últimas Noticias parle de « reddition », ce qui suppose qu’il a agi sous la contrainte :

Chávez se rinde317

Quant à El Nacional, il annonce sa démission, donnant ainsi au lecteur l’impression d’un acte volontaire de la part du président :

Renunció Chávez318

On constate que le titre de Últimas Noticias est au présent, temps dont l’usage est habituel dans les titres de presse pour signifier un fait passé, tandis que celui de El Nacional est au passé. Dans le premier cas, l’action est appréhendée comme faisant partie de l’actualité du locuteur, alors que dans le second, on a affaire à un fait accompli, coupé du présent319.

Si l’on reprend les questions auxquelles sont supposés répondre les titres

informatifs, on observe que le contenu de ces deux manchettes ne répond qu’à deux d’entre

elles : Qui ? = Chávez ; Quoi ? = a démissioné/ s’est rendu. Mais les titres ne fournissent aucune information répondant aux questions qui restent : Où ?, Quand ?, et Comment ? Quant aux informations répondant à la question « Qui ? », pour Últimas Noticias, la réponse est incomplète, puisque le titre « Chávez se rinde » suppose au moins deux acteurs : Hugo Chávez, et celui (ou ceux) qui l’a (ou l’ont) contraint à se rendre. Cette information est apportée par le sous-titre (qui suit immédiatement la manchette) :

Altos oficiales exigieron del Presidente su renuncia320

Cependant, les acteurs qui ont poussé Hugo Chávez à renoncer au pouvoir ne sont pas désignés nommément. Dans El Nacional, un acteur autre que Chávez apparaît dans le surtitre (situé au-dessus de la manchette) : Pedro Carmona.

317 « Chávez se rend ».

318 « Chávez a démissioné ». Nous traduisons ici le terme « renunciar » par « démissionner ». Nous reviendrons sur ce point ultérieurement (6.6.1).

319 Pour une étude plus détaillée de l’usage des temps dans les titres, voir infra, 4.4.4.1 « Temps des verbes ». 320 « Des officiers de haut grade ont exigé la démission du Président ».

Pedro Carmona Estanga es el hombre encargado de la transición321

Néanmoins, ce surtitre ne nous apprend rien des relations entre ces deux acteurs. L’ensemble titre/surtitre ne laisse aucunement pointer l’idée d’une démission sous la contrainte, comme c’est le cas pour Últimas Noticias. On remarque d’ailleurs ici que l’information apportée par ce surtitre n’est pas le fait qu’une période de transition succèdera à la démission de Chávez, mais que cette transition sera menée par Pedro Carmona. L’instauration d’un gouvernement de transition est présupposée par ce surtitre, mais n’est pas annoncée. On constate donc que dans ces manchettes, les deux journaux focalisent sur un aspect de l’actualité : le « départ » (volontaire ou non) de Chávez, sans que les circonstances de ce départ ne soient clairement explicitées.

Quant au titre principal des 2ème et 3ème éditions de El Universal, il ne répond qu’à la question « quoi ? » :

¡Se acabó !322

Le sujet du syntagme verbal n’est pas spécifié, il reste sous-entendu323 . C’est donc le lecteur qui doit reconstruire l’énoncé afin de déterminer « ce qui est terminé ». On peut mentionner ici une théorie issue de la pragmatique, la « théorie de la pertinence », développée par Sperber et Wilson (1989). Cette théorie s’appuie sur un principe général, le principe de pertinence, postulant que « tout énoncé suscite chez l’interlocuteur l’attente de sa propre pertinence » (Reboul et Moeschler 1998 : 75). Ou, comme le reformule Dominique Maingueneau (2007 : 15), toute énonciation « doit être maximalement appropriée au contexte dans lequel elle intervient : elle doit intéresser son destinataire en lui apportant des informations qui modifient la situation »324. Ce principe intervient inconsciemment chez le destinataire lors de l’interprétation d’un énoncé. Celui-ci postule en effet que le locuteur, en produisant cet énoncé, veut lui communiquer une information pertinente. C’est en vertu de ce principe qu’un énoncé peut faire passer des contenus implicites : si un énoncé ne contient explicitement aucune information pertinente, le

321 « Pedro Carmona est la personne chargée de la transition ». 322 « C’est fini ! »

323 Nous reviendrons ultérieurement sur l’emploi de tournures pronominales dans les titres (4.4.4.4.2). 324 MAINGUENEAU (2007), p. 15.

destinataire va chercher à confirmer cette pertinence à l’aide d’éléments non contenus dans l’énoncé.

Dans le cas de notre titre, aucune autre indication n’est apportée que « c’est terminé ». Néanmoins, en vertu de ce principe, le lecteur va postuler qu’un tel titre, à la Une du journal, est pertinent, autrement dit, qu’il doit lui annoncer quelque chose. Il va donc chercher à reconstruire cette pertinence, en premier lieu, à l’aide du contexte extra- discursif qu’il connaît : la situation de conflit politique, et éventuellement, le dénouement tragique des manifestations de la veille. Le lecteur peut ainsi être conduit à un raisonnement du type : « la situation a dégénéré, et Chávez a quitté le pouvoir ». En second lieu, le lecteur va chercher des éléments sur la page de journal elle-même, principalement dans les surtitres et sous-titres, qui sont imprimés en caractères bien plus petits que ceux du titre principal, et qui, donc, n’attirent pas l’œil de prime abord. Enfin, le lecteur pourra se reporter au reste du journal.

Ainsi, ce qui frappe, dans cette manchette, c’est que tous les éléments qui pourraient apporter des informations concernant ces événement – qui ? où ? quand ? comment ? – sont implicites. Le journal El Universal, au lieu d’informer réellement sur les événements, réagit à des événements qu’il suppose connus de ses lecteurs. Cela incite à penser qu’il compte sur d’autres médias, en particulier, sur la télévision, pour faire un premier travail d’information. De plus, le journal se réjouit ouvertement, dans ce titre, de la chute du gouvernement. Il s’adresse donc manifestement à un lectorat supposé partager son soulagement.

13 avril

4-2.1.2.

Pour l’analyse des Unes du 13 avril, on se penchera plus particulièrement sur les désignations des deux principaux acteurs des événements, Hugo Chávez et Pedro Carmona. Pour cela, on dépassera le cadre des seules manchettes pour effectuer un relevé également dans les surtitres et les sous-titres qui les précèdent ou les suivent immédiatement. Le relevé des désignations porte sur les Unes des trois jours étudiés, afin de pouvoir en examiner l’évolution d’une date à l’autre. Ce dernier est reporté dans le tableau suivant :

Date Journal Hugo Chávez Pedro Carmona 12 avril El Nacional Chávez Pedro Carmona Estanga El Universal (2è et 3è éds) Chávez Pedro Carmona Estanga

Últimas Noticias - Chávez - Del presidente

13 avril El Nacional El presidente Carmona El Universal

Pedro Carmona Estanga, presidente interino de la República

Últimas Noticias El presidente Pedro Carmona Estanga

15 avril El Nacional - El Presidente - Chávez

El Universal Presidente Chávez

Últimas Noticias Chávez

On constate que la désignation de Pedro Carmona passe de « Pedro Carmona Estanga », le 12 avril à « El presidente Carmona », « Pedro Carmona Estanga, presidente interino de la República », et « El presidente Pedro Carmona Estanga », le 13 avril. L’emploi de la désignation « presidente » permet de présupposer – et non d’annoncer – que Pedro Carmona est devenu le nouveau président. Comme l’indique Catherine Kerbrat-Orecchioni les présupposés sont « les informations qui sans être ouvertement posées (i.e. : sans constituer en principe le véritable objet du message à transmettre) sont automatiquement entraînées par la formulation de l’énoncé, dans lequel elles s’inscrivent intrinsèquement, et qui donc s’actualisent quelles que soient les propriétés particulières du cadre énonciatif. »325

Si on observe les titres dans lesquels cette désignation apparaît, on constate en effet que l’information selon laquelle Pedro Carmona est devenu président n’en constitue pas le véritable objet. L’objet de la manchette du 13 avril de El Nacional est la dissolution des pouvoirs par Pedro Carmona :

El presidente Carmona disolvió los poderes públicos326

325 KERBRAT-ORRECCHIONI C. (1984), p. 214

Or on aurait plutôt attendu, en un jour pareil, que le journal, avant d’informer des mesures prises par le nouveau Gouvernement, annonce à ses lecteurs l’avènement de ce nouveau Gouvernement. Últimas Noticias affiche le 13 avril une manchette en deux parties, dont le segment le plus mis en valeur est « Plenos Poderes » :

Plenos poderes / para el Presidente Pedro Carmona Estanga, que juró su cargo327 L’objet principal de ce titre est donc le fait que quelqu’un détient tous les pouvoirs – la suite du titre indique qu’il s’agit de Pedro Carmona. Ce segment (« plenos poderes ») est d’ailleurs ambigu, car il est difficile de savoir s’il s’agit seulement d’une constatation, ou s’il comporte une dénonciation voilée d’un abus de pouvoir. La deuxième partie du titre nous apprend que Pedro Carmona a prêté serment, mais l’information selon laquelle il a été proclamé président est quant à elle présupposée dans la désignation « el Presidente Pedro Carmona Estanga ». Pour El Universal, la désignation apparaît dans un sous-titre, (“Pedro Carmona Estanga, presidente interino de la República”) qui introduit un petit article dans lequel on peut lire des propos rapportés en discours direct de Pedro Carmona lors de sa prise de fonction. Ainsi, l’information selon laquelle Pedro Carmona a été proclamé président provisoire de la République est présupposée à la lecture de l’article. En revanche, la manchette de ce journal ne contient pas de désignation d’acteur. Comme la veille, le journal réagit à des événements qu’il suppose connus du lecteur, se réjouissant de l’arrivée de Pedro Carmona au pouvoir :

¡Un paso adelante !

La particularité du présupposé, c’est qu’il est inscrit dans l’énoncé, de telle manière qu’il est soustrait à toute discussion possible, comme s’il allait de soi (Maingueneau 2007 : 14 et 115). Dans ces titres, le fait de présupposer la prise du pouvoir par Pedro Carmona constitue une sorte de coup de force discursif : cette dernière est imposée au lecteur comme une évidence. De plus, ce procédé évite aux journaux de remettre en question l’instauration d’un gouvernement provisoire ou de prendre position à ce sujet.

4-2.1.3.

15 avril

Le 15 avril, Últimas Noticias et El Nacional focalisent tous les deux sur les propos prononcés par Hugo Chávez lors de son retour au pouvoir ; ils titrent ainsi respectivement :

Chávez reflexiona y llama a la unidad328

Chávez : No habrá revanchismo ni persecuciones329

Mais aucun des deux journaux n’annonce explicitement, dans son titre principal, le retour du président légitime. Rappelons que Últimas Noticias fut le seul journal à paraître la veille, et avait donc déjà annoncé cette information en Une le 14 avril, titrant « Chávez regresa para reasumir el poder »330. El Nacional, quant à lui, ne l’annonce, le 15 avril, que dans son surtitre : « El Presidente regresó a Miraflores ». Ainsi, c’est le fait que le journal rapporte dans sa manchette une déclaration de Chávez qui incite le lecteur à inférer, dans un premier temps, que celui-ci est de retour au pouvoir, et, dans un deuxième temps, qu’il a dû prononcer un discours dont ces propos sont extraits.

On constate en outre que El Nacional a sélectionné un extrait de discours – ou peut- être condensé les propos du président331 – de façon à faire apparaître une négation. Oswald

Ducrot (1980 : 50) remarque à ce sujet que tout énoncé négatif est « une sorte de dialogue cristallisé, où l’événement énonciatif est représenté comme l’affrontement de deux énonciateurs ». En d’autres termes, la négation consiste, pour l’énonciateur, à réfuter une opinion adverse qui a été formulée ou que l’énonciateur anticipe. A travers cet énoncé négatif, Hugo Chávez anticipe ainsi les craintes de ses adversaires, en leur assurant qu’il n’y aura ni revanche ni persécutions. Le choix de cette déclaration semble de ce fait être une manière, pour El Nacional, de devancer les possibles appréhensions d’une partie de la population. La Une devient donc ici un lieu de dialogue entre le journal et les inférences possibles de la part du lecteur.

Enfin, El Universal, comme à son accoutumée, n’annonce pas la nouvelle, mais commente la situation engendrée par le retour de Chávez :

328 « Chávez réfléchit et appelle à l'unité », Últimas Noticias, 15 avril 2002.

329 « Chávez: Il n'y aura pas de revanchisme ni de persécutions », El Nacional, 15 avril 2002. 330 « Chávez revient pour réassumer le pouvoir ».

331 En effet, même si une déclaration est présentée sous forme de discours direct, rien ne permet de garantir que cette dernière est transcrite fidèlement. Nous reviendrons sur ce point lors de l’étude des discours rapportés.

Conciliación332

Après les titres exclamatifs des jours précédents, dans lesquels il se réjouissait de la chute du président et de l’intronisation de Pedro Carmona, ce « Conciliación » est ambigu. Il semble tout autant décrire l’issue du conflit qu’appeler à la modération et à la conciliation entre Chávez et le journal lui-même.

Concernant les désignations, on observe que dans les surtitres de El Nacional et El

Universal (respectivement, « El Presidente regresó a Miraflores » et « Presidente Chávez

en su retorno al poder »333), Chávez reçoit de nouveau la désignation « presidente », sans qu’il soit précisé au préalable que cette dernière n’a plus le même référent, autrement dit, que Pedro Carmona n’est plus président. On constate ainsi qu’aucun des trois journaux n’annonce, en Une, la chute du gouvernement provisoire de Pedro Carmona. Pour les deux quotidiens que nous venons de mentionner, elle n’est que présupposée à travers les désignations employées dans les surtitres, ce qui semble confirmer que les journaux présupposent l’existence d’autres médias par lesquels les lecteurs ont déjà appris la nouvelle.