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S’administrer des soins à soi-même :

Il est manifeste que l’attitude qui consiste à se soigner par soi-même s’incarne dans le choix d’une voie thérapeutique susceptible de restaurer une santé perdue. Il faut, toutefois, mentionner le fait que, même si la prise de position qui consiste à laisser la pathologie se développer est étonnante, elle figure bien, néanmoins, au nombre des options possibles. Mais, il n’en demeure pas moins vrai qu’il est indéniable que, sur le chemin qu’emprunte un malade pour sélectionner le moyen qui lui semble le mieux adapté pour espérer guérir d’une pathologie, il rencontre la médecine technico-scientifique. Néanmoins, nous devons admettre que le malade a toujours la possibilité de faire appel à d’autres ressources en réaction contre une pratique médicale qu’il peut juger inappropriée ou insatisfaisante. Cependant, compenser une défaillance organique ne se résume pas simplement au choix d’une voie thérapeutique, car il faut déjà éprouver les effets de la maladie, réagir à cette mise à l’épreuve, et en faire un ressort pour, notamment, améliorer la connaissance de soi. τn peut, d’ailleurs, penser que cette attitude possède une vertu thérapeutique, car, à l’évidence, elle contribue à atténuer le ressenti provoqué par l’action de la pathologie du fait du décentrement qu’elle opère. Dans ces conditions, on voit bien que le malade n’est plus uniquement celui qui n’est qu’assujetti à la maladie, il est, surtout, celui qui se l’approprie et qui l’utilise ; dans la mesure, il faut le souligner, où elle lui en laisse les moyens physiques et psychiques. Cette dimension du soin relève d’une décision purement individuelle, et elle excède le champ de la médecine technico- scientifique.

Manifestement, l’approche thérapeutique de la médecine moderne ne peut pas abolir les menaces potentielles que recèle toute maladie, et annihiler ses effets déstabilisateurs. Ainsi, si la médecine constitue bien une voie thérapeutique, son incomplétude en ce qui concerne l’expérience même de la maladie fonde le fait de se soigner par soi-même. En effet, être atteint d’une pathologie est une épreuve où la personne expérimente le fait de quitter le

195 monde du connu, des habitudes, des routines, de la sûreté acquise du quotidien, pour entrer dans l’inconnu, l’incertain, le doute, le questionnement. La présence de la maladie confronte, aussi, le malade avec les difficultés, les douleurs, les souffrances, l’incompréhension, la perte de sens, le désintérêt, et même l’absence de l’autre. Si, de fait, la pathologie déstabilise, fragilise, pousse la personne aux confins d’elle-même, elle n’en constitue pas moins le cadre où elle va pouvoir se révéler à elle-même et à l’autre, éprouver ses capacités et sa valeur. Mais, combattre avec efficacité une pathologie suppose que la personne dispose d’un adjuvant psychique constitué par un actif désir de vivre. Par conséquent, le malade doit avoir conscience de sa propre valeur, et de celle qu’il attribue à son existence pour pouvoir dégager une énergie suffisante dans sa tentative visant à surmonter l’épreuve qu’il subit. Il est à souligner, en effet, qu’en dépit de la présence de conditions techniques et sociales qui la favorisent, le malade possède le pouvoir de mettre en échec la démarche thérapeutique. Il apparait bien que l’obtention de la guérison demeure étroitement conditionnée par l’état psychique du malade, par sa volonté de lutter contre la pathologie et de la circonscrire. Il est clair que le malade doit, en outre, être en mesure d’opérer les changements de comportements, les ajustements dans l’échelle des valeurs que la présence de la pathologie exige.

De fait, l’irruption de la maladie suscite une exigence du malade vis à vis de lui-même. Elle consiste, pour lui, à ne pas se laisser aller, sous peine de se perdre. Par conséquent, le malade, riche de potentialités dont il ne soupçonne pas forcément la présence et l’étendue, doit mobiliser des forces, des ressources pour lutter efficacement contre la pathologie s’il veut pouvoir la vaincre. Par la mobilisation des ressorts les plus profonds de son être, il trouve une modalité de conciliation inattendue entre la maladie et le bien-être. Il me semble que l’accord avec soi-même est la condition initiale nécessaire pour que la personne puisse se soigner par elle-même. En effet, le désaccord, la discordance, la dissonance ne favorisent pas une attitude positive vis-à-vis de la maladie. τr, exister dans la maladie ne consiste pas à s’inscrire dans la condition de malade, et à agir dans un mode déficient en subissant les événements. Cette attitude signifie, à mon sens, plus radicalement dépasser la situation de malade, et affirmer

196 l’authenticité de soi en utilisant sa créativité pour établir de nouvelles modalités existentielles. En effet, si les situations difficiles, critiques, parfois, remplissent l’existence de la personne, elles constituent, alors, pour moi, autant de déchirures à réparer, autant de failles à franchir, autant de vides à combler, autant de défis à relever. On peut légitimement penser, me semble- t-il, qu’elles sont autant d’incitations, pour la personne, à développer sa puissance d’invention afin d’établir les conditions qui vont lui permettre, même à minima, de satisfaire aux exigences de l’existence ; au risque, dans le cas contraire, de se perdre et de disparaître. De fait, paradoxalement, nous pouvons considérer que cette vitalité qui s’exprime manifeste la santé du malade. τn voit bien que si la pathologie s’affirme comme puissance de désagrégation, elle est aussi, en réaction, pouvoir de condensation de la volonté, de l’énergie, du dynamisme, de la capacité créative du malade. Ainsi, il apparait bien que lutter contre une pathologie et ses effets participe de l’invention de soi par soi. Cette action est de nature, à mon sens, à produire une intensification du sentiment d’existence, et elle permet, sans doute, à la personne de parvenir, paradoxalement, à une forme de bien-être.

Il est certain, d’une part, que la présence de la santé offre une assise particulière aux conditions de vie de la personne dans la mesure où elle lui permet d’être elle-même, et d’agir avec toutes ses capacités physiques et psychiques. Chacun sait, d’autre part, par expérience, qu’une maladie est toujours susceptible d’apparaître et de s’immiscer dans l’existence au point, dans les cas extrêmes, de la compromettre. Mais, si la personne n’est jamais en mesure de contrôler la nature éruptive de la pathologie, sa présence appelle, nécessairement, de sa part une prise de position. En effet, la contrainte qui consiste pour le malade à devoir adopter, sans qu’il l’ait voulu, une allure de vie différentiée et singularisante ne peut pas le laisser indifférent. Aussi, on peut légitimement penser que la personne va chercher à restaurer sa santé altérée afin de retrouver une capacité d’action pleine et entière. Il est vrai que chacun d’entre nous est à même, lorsqu’il en a conservé la faculté et en dehors de la présence d’une situation médicale d’urgence, de pouvoir se soigner par lui-même. En effet, trouver le moyen le plus adapté pour pallier la déficience de sa santé est affaire, avant tout, de connaissance

197 intuitive. Il est manifeste que chacun possède la prescience qui lui permet d’apporter une réponse appropriée lorsque la restauration de sa santé est une problématique à affronter. L’instinct qui permet à la personne de déterminer ce qu’il convient de faire dans une situation particulière prime, donc, à mon sens, sur le recours à des connaissances extérieures ou sur l’utilisation de préceptes intériorisés et édictés par une autorité médicale.

Nous savons tous que le jeu des probabilités fait que chacun sera nécessairement, à un moment ou à un autre de son existence, confronté à la survenance d’une pathologie au caractère de gravité plus ou moins marqué. Il ne viendrait à l’idée de personne de nier le fait que, si l’irruption de la maladie surprend le bien-portant et brise la linéarité de son existence quotidienne, elle ne constitue pas en soi un événement inattendu puisque, faut-il le rappeler, l’affection pathologique est l’une des caractéristiques du vivant : «Tout vivant est susceptible de devenir malade, et la perte de la santé n’est pas un scandale de la vie200». Néanmoins, la présence de la maladie exige, me semble-t-il, que la personne la prenne en considération. En effet, les manifestations pathologiques sont de nature à assombrir son existence, et, par conséquent, elles peuvent devenir un motif d’inquiétude persistant. Aussi, il n’est pas surprenant de constater qu’en règle générale l’irruption de la maladie a pour effet de ne pas laisser la personne indifférente aux conséquences qu’elle est susceptible d’entrainer et aux transformations qu’elle va opérer dans sa vie. On peut, par conséquent, légitimement penser que l’incertitude quant à son devenir exacerbe, alors, la capacité de réaction de la personne entièrement mobilisée pour affronter et, si possible, vaincre la pathologie :

« L’inquiétude […] rend l’homme éveillé, actif, plein d’espérance pour aller plus loin. […] Si

l’inquiétude signifie un déplaisir, j’avoue qu’elle accompagne toujours la crainte ; mais la

prenant pour cet aiguillon insensible qui nous pousse, on peut l’appliquer encore à

l’espérance201

».

200

Schlanger Judith, Les métaphores de l’organisme, Paris, Éditions L’Harmattan, 1995, p.1ιι.

201 Leibniz Gottfried Wilhelm, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Livre II, chapitre XX, § 8-9, Paris,

198 Mais, il n’est pas toujours évident d’admettre que le malade dispose d’une réelle autonomie d’action ; même si son ampleur reste étroitement conditionnée par la nature et l’étendue du traumatisme ou de la pathologie. Néanmoins, l’idée même de se soigner par soi- même renvoie bien à la conception de la personne comme sujet autonome. Cela signifie qu’elle est capable de se donner à elle-même sa propre loi et, par conséquent, de s’instituer comme responsable d’elle-même. On peut légitimement penser, à mon sens, que la prise de décision quant à la conduite à tenir repose sur l’interaction entre le savoir empirique et les impératifs existentiels de la personne. Mais, il n’en demeure pas moins vrai que, face à l’objectif qui est de rétablir sa santé, le malade est toujours confronté à un choix entre, me semble-t-il, trois options essentielles : laisser aller le libre cours des événements, recourir à un tiers savant ou compter sur sa propre expérience pour décider et agir. Il est à noter que ces deux dernières attitudes ne sont pas exclusives l’une de l’autre. En effet, elles peuvent se mixer entre elles.

Il apparaît bien, alors, que le choix de la personne repose sur la mise en œuvre de ce que Charles Taylor appelle la « raison instrumentale », et qu’il définit comme étant : « […] cette rationalité que nous utilisons lorsque nous évaluons les moyens les plus simples de parvenir à une fin donnée202 ». On peut voir, à mon sens, dans l’utilisation de la raison instrumentale le signe de la réactivité de la personne dans sa confrontation avec la maladie. Elle se concrétise, dans un premier temps, par une analyse et une interprétation des symptômes de la pathologie qui l’affecte. Ensuite, l’identification empirique de la maladie opérée par la personne est dotée d’un coefficient de gravité qui détermine la nature des moyens thérapeutiques qui vont être mobilisés et employés. Si, en règle générale, l’intervention du médecin apparait comme le moyen thérapeutique le plus approprié pour obtenir une guérison, le recours à la raison instrumentale peut conduire, néanmoins, le malade vers l’exploration d’autres voies.

202 Taylor Charles, Le malaise de la modernité, trad. Charlotte Melançon, Paris, Les Éditions du Cerf, 2002,

199 Ainsi, exception faite de l’existence d’une situation d’urgence médicale reconnue en tant que telle, la sensation d’être malade mobilise un savoir pratique pour déterminer si le ressenti est réellement l’expression d’une pathologie. La conviction d’être malade incite, naturellement, à la caractérisation de la pathologie et à la détermination de son degré de gravité. Il convient de noter que cette aptitude s’enracine dans la connaissance que la personne possède d’elle-même, et dans l’expérience acquise dans des situations passées qu’elle juge similaires. Sur la base de ces éléments d’appréciation, l’une des options possibles est de décider de se soigner par soi-même. Par conséquent, confrontée à une altération de sa santé, la personne procède à un autodiagnostic et à l’auto-prescription d’un traitement qu’elle expérimente avec la conviction qu’il va parvenir à faire disparaître des symptômes présumés temporaires. Dans ce cas de figure, on peut légitimement considérer que la personne estime que son état de santé lui laisse le temps de procéder à des essais thérapeutiques, d’attendre l’effet du traitement et d’en mesurer les conséquences. On peut, donc, dire que la recherche de l’efficacité thérapeutique repose sur l’observation et sur l’expérimentation.

Mais, il faut bien reconnaître que la personne se heurte à une difficulté majeure puisqu’elle n’est jamais en mesure de savoir si elle a fait le bon diagnostic, et si le traitement adopté est adapté et efficace. Mais, il ne semble pas qu’un éventuel échec thérapeutique soit de nature à remettre en question l’attitude qui consiste à se soigner par soi-même. En effet, confrontée à cette situation, la personne est à même d’apporter des modifications qui peuvent être substantielles à sa stratégie. Elle dispose toujours, bien évidemment, de la faculté de consulter et de solliciter l’avis de tiers appartenant à son environnement familial ou social en qui elle a confiance. Les proches peuvent, dans ce cas, devenir les prescripteurs d’un ou de plusieurs nouveaux traitements. Si cette exploration empirique et graduelle des diagnostics et des remèdes jugés appropriés repose sur les conseils prodigués par des proches, elle se fonde, également, sur l’exploitation d’un système référentiel constitué par les avis ou par les conseils de personnes présentant des symptômes identiques, et qui se sont guéris de telle ou telle façon, ou par des membres du personnel soignant, l’infirmière, le médecin, le pharmacien,